vendredi 4 avril 2008

Laurent Douzou : Démocratie et Résistance

La démocratie sans le vote. La question de la décision dans la Résistance
par Laurent DOUZOU
| Le Seuil | Actes de la recherche en sciences sociales
2001/4 - 140, p. 57-67.
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1848 ou l’apprentissage de la République, c’est ainsi que Maurice Agulhon a choisi d’intituler un ouvrage consacré à l’histoire de la Deuxième République1. Le titre renvoyait, entre autres, à l’expérience inouïe que représentait l’octroi du suffrage à tous les hommes sans autre considération qu’un âge minimum requis. Le fait est que, longtemps, on a assimilé volontiers la pratique de la démocratie à l’exercice du droit de vote, c’est-à-dire de ce suffrage universel direct effectivement porté sur les fonts baptismaux en France par la Révolution de 1848. Dévoyé par le Second Empire qui ne recula pas devant l’invention de la « candidature officielle », le vote libre reconquit droit de cité avec la Troisième République. Depuis lors, le sombre épisode de Vichy excepté, jamais cet acquis n’a été remis en cause. Mieux, le suffrage universel, tardivement élargi aux femmes en 1944, fait désormais figure de clef de notre démocratie. Graduellement codifiée (par l’invention des lieux et la définition de jours de vote) et réglementée (avec l’enveloppe et l’isoloir), cette pratique est entrée dans les mœurs. Un lien de pure synonymie s’est établi entre le vote et la démocratie. Est-ce à dire qu’il n’est pas de démocratie sans vote ? La question, apparemment iconoclaste, n’est pas sans fondement. D’abord, à cause du climat de suspicion qui pèse sur la politique comme sur les politiques, et plus généralement sur l’exercice de la démocratie. Les critiques ne manquent pas qui soulignent que des échéances électorales scrupuleusement observées ne sont nullement la garantie que les citoyens aient leur mot à dire, c’est-à-dire qu’ils soient vraiment consultés2. Ensuite, parce que l’émergence de mouvements politiques, distincts des partis, l’apparition dans les phases de grande tension sociale de coordinations, différentes en même temps que concurrentes des organisations syndicales, l’irruption spectaculaire de courants préconisant une insubordination réfléchie dans un État de droit, tout cela fait question. Enfin, parce qu’il a existé et il existe, dans d’autres sociétés et sous d’autres cieux que les nôtres, des processus de prise de décision assis sur des mécanismes qui n’impliquent in fine aucun vote sans apparaître pour autant comme moins démocratiques. On voudrait ici approfondir ce questionnement d’un fonctionnement démocratique sans vote en scrutant l’exemple historique singulier de la Résistance française entre 1940 et 1944. Précisons d’emblée que les acteurs de cet épisode n’ont pas explicitement, ni consciemment posé la question comme nous allons tenter de le faire3. Si elle peut être examinée aujourd’hui, c’est bien à partir de l’histoire écoulée depuis, à la lueur des remises en cause et des doutes que nous venons d’évoquer. C’est en conséquence à partir de notre présent que nous projetons de penser ce passé atypique qui suggère une question dont l’étude peut se révéler féconde : comment se peut-il qu’en période

1 – Maurice Agulhon, 1848 ou l’apprentissage de la République, 1848-
1852, Paris, Seuil, Nouvelle Histoire de la France contemporaine,
t. VIII, 1973.
2 – Pour ne prendre qu’un exemple puisé dans l’actualité, au
moment où cet article était rédigé, Jean-Pierre Chevènement, dans sa
déclaration de candidature à l’élection présidentielle de 2002, déplorait
la disparition du franc au profit de l’euro « sans que vous ayez
été consultés sur une décision aussi capitale », Le Monde, 6 septembre
2001.
3 – « Dans la Résistance, je ne m’interrogeais que sur des choses pratiques,
techniques. C’est récemment, en lisant une thèse d’un jeune
historien, que je me suis posé ce problème : quel type de groupe
social un mouvement de Résistance forme-t-il ? », Jean-Pierre Vernant,
Entre mythe et politique, Paris, Seuil, 1996, p. 22.



de lutte clandestine, quand l’exercice codifié de la démocratie était entravé, les directions de la Résistance – aux échelons local, départemental, régional, national – aient pu disposer d’une légitimité suffisante pour pouvoir prendre souverainement – dans toutes les acceptions du terme – des décisions d’une extrême gravité – militairement – ou d’une portée considérable – politiquement – sans que ce processus soit, dans l’instant ou ultérieurement, attaqué ? Ou, pour formuler les choses autrement, comment penser une démocratie clandestine alors même que la condition sine qua non de l’exercice politique de la liberté paraît être le débat mené au grand jour dans la transparence et sanctionné par un vote ? L’interrogation n’est pas dénuée de pièges parce qu’elle n’est pas balisée par des études nourries4. On risquera donc ici des hypothèses. On mettra bout à bout des bribes et des notations éparses livrées au compte-gouttes par la société clandestine, en espérant esquisser des pistes de réflexion propres à jeter un regard décalé sur la nature de la crise démocratique que les sociétés réputées avancées connaissent actuellement, en abordant par un chemin buissonnier la relation entre le vote et la démocratie.

L’invention de la Résistance

Exclusivement composé de volontaires, l’univers secret de la Résistance française a graduellement forgé, entre 1940 et 1944, une vaste communauté. Tout y était à inventer, des formes aux buts de l’action en passant par les modalités d’organisation5. Cette invention s’apparenta à une quête douloureuse, à cause de la répression bien sûr, mais aussi parce qu’il était hautement inconfortable d’avancer sans points de repère. Les résistants ont bel et bien eu l’impression de partir d’une tabula rasa. Quelque chose a pourtant été conçu et bâti ex nihilo en sorte que la tentation est forte rétrospectivement d’affirmer que la Résistance a été marquée par « un processus et une dynamique, par une marche de l’improvisation à l’organisation »6. Qu’il y ait eu une puissante dynamique, voilà qui n’est pas douteux. En revanche, on sera plus circonspect quant à la place
respective et à la fonction de l’improvisation et de l’organisation. A-t-on glissé de l’une à l’autre ? Assurément pas. Tout en définissant les conditions de son fonctionnement, la Résistance n’a cessé d’organiser et d’improviser simultanément. Elle a organisé en improvisant, dans un va-et-vient incessant. Cette souplesse tenait évidemment aux conditions du combat, les coupes sombres opérées dans les rangs de la clandestinité jusqu’au cœur du sanglant été 1944 ayant obligé quotidiennement à revoir les dispositifs en
place et à pourvoir des postes laissés vacants du jour au lendemain, sans qu’on pût affirmer que les responsables en étaient interchangeables. Cette tension entre organisation et improvisation avait aussi une autre origine, souvent négligée : les règles de fonctionnement de la petite société clandestine furent tacites d’un bout à l’autre de son existence, nul texte ne les ayant jamais formellement définies. Très poreux vis à-vis de la société environnante, le monde de la clandestinité se ressourça constamment à son contact. Il navigua, en somme, à l’estime pour épouser au mieux les évolutions foudroyantes d’une époque fertile en événements et en tournants brutaux. À leur façon, sans être nécessairement entendus ou compris, les résistants ont tenté, après guerre, d’attirer l’attention des historiens sur cette plasticité de la réalité qu’ils avaient contribué à modeler. Ils l’ont fait en les mettant en garde contre les organigrammes bien huilés qu’on pouvait tracer à partir des textes de la clandestinité : « En réalité, ce n’était pas ce bel édifice que vous pouvez croire, c’était une faible toile d’araignée et nous, Pénélope infatigable, nous avons passé notre temps en circulant à bicyclette ou comme nous pouvions, à réparer cette toile d’araignée, à la rapetasser, à renouer les fils, à remettre des hommes là où ils étaient tombés »7. Cette mise en garde que Pascal Copeau, un des dirigeants de la Résistance unifiée intérieure, adressait, trente ans après la Libération, aux historiens a souvent été interprétée comme le dépit amer d’un acteur éminent de ne pas voir célébrée, comme il l’eût souhaité, la geste de l’Armée des ombres. C’est voir les choses par le petit bout de la lorgnette, quand bien même cette dimension n’était peut-être pas absente. Ce que disait ce cadre d’une démocratie souterraine depuis longtemps évanouie, c’était la singularité profonde de l’action qui avait été conçue et menée à bien. « Rapetasser, réparer, renouer, remettre », autant de termes pour dire l’im-

4 – Il a cependant été abordé lors du colloque tenu à Cachan les 16-
18 novembre 1995, La Résistance et les Français : Villes, centres et
logiques de décision, Laurent Douzou, Robert Frank, Denis Peschanski
et Dominique Veillon (sous la dir. de), dont les pré-actes ont été
imprimés par l’Institut d’Histoire du Temps Présent (CNRS). Je fais
ici mon miel des communications qui y ont été présentées.
5 – Le cas du Parti communiste était singulier : l’activité communiste
dans la période 1940-1941 mit en mouvement une culture politique,
un mode de fonctionnement, établis depuis près de deux décennies.
Or, cette culture privilégiait depuis toujours ce qu’elle appelait « les
tâches d’organisation ». Cependant, on ne saurait minimiser l’effet de
souffle de la signature du pacte germano-soviétique qui laissa désemparés
nombre de cadres et de militants.
6 – François Bédarida, « Sur le concept de Résistance », Mémoire et
Histoire : la Résistance, Jean-Marie Guillon et Pierre Laborie (sous la
dir. de), Toulouse, Privat, 1995, p. 48.
7 – Pascal Copeau, La Libération de la France, actes du colloque international
tenu à Paris du 28 au 31 octobre 1974, Paris, CNRS, 1976,
p. 952.



provisation au jour le jour, l’élaboration, chemin faisant et sous l’empire de la nécessité, de pratiques qui fussent conformes à une éthique exigeante et aux intérêts d’un combat qui était livré sans merci. Nous voilà prévenus : la question de la démocratie clandestine est d’une rare complexité. Elle devient même insoluble si on s’assigne pour champ d’investigation la société souterraine dans son ensemble, c’est à-dire ce qu’on appelle parfois, pour aller vite et clarifier une réalité multiforme, la résistance organisée et la résistance inorganisée. De la seconde, on ne traitera pas ici. Et pourtant, ce qu’on dénommait volontiers en 1944 «LA résistance » n’aurait pu se passer d’elle. Reléguée à l’arrière-plan, voire aux oubliettes de l’histoire telle qu’elle s’écrivit, la visibilité de l’action des « isolés »8, de la « résistance civile »9, a pâti de l’anonymat dont ses actions se revêtaient nécessairement pour obtenir une sécurité relative, comme elle a souffert de la propension des autorités, pour d’évidentes raisons de propagande, à taire les faits d’insoumission. Une sorte de silence (complice et hostile tout à la fois) a tendu à effacer dans leur quasi-totalité ces formes de lutte du récit de l’histoire. Les archives ne permettent pas de les entrevoir aisément à l’œuvre. Bien qu’elle soit fondamentale, cette résistance élargie sera pour l’heure laissée de côté avec l’espoir d’y revenir quelque jour en articulant son examen avec celui du petit monde de la résistance organisée et organisationnelle. Au demeurant, on peut momentanément, sans états d’âme, la laisser sur le bord de la route parce que les actes isolés, épisodiques, ponctuels qui ont marqué et nourri son existence (sifflets, lacérations d’affiches, silence complice) étaient pensés et exécutés sans que l’once d’une organisation fût nécessaire. La question de la démocratie ne les concerne, par conséquent, pas directement. Pour centrer le propos sur la résistance des organisations, il importe de rappeler brièvement comment elles ont vu le jour10. Dans un pays dévasté par la défaite et littéralement dé-couragé, quelques individualités pensèrent, dès l’été 1940, à « faire quelque chose ». Après bien des échecs, des tentatives avortées, des tâtonnements, ces hommes et ces femmes livrés à eux-mêmes et isolés nouèrent contact avec des gens qui réagissaient comme eux. Des noyaux virent ainsi le jour et menèrent des actions modestes mais essentielles parce qu’elles contraignaient à s’organiser en même temps qu’elles aguerrissaient à la clandestinité (inscriptions à la craie dans les lieux publics, rédaction de papillons, impression de tracts, puis de feuilles clandestines, mais aussi mise sur pied de filières d’évasion, etc.). Beaucoup de ces noyaux dépérirent sans laisser d’indices précis de leur cheminement. Quelques-uns se fortifièrent et accédèrent au rang de mouvements quand la diffusion de leurs journaux leur valut enfin un semblant de crédibilité au moment précis où elle obligeait à trouver des diffuseurs. Progressivement, ils diversifièrent leurs actions en créant des services chargés des différents aspects de la lutte clandestine (secteur paramilitaire, propagandediffusion, aide sociale aux militant[e]s arrêté[e]s et à leurs familles). Tel est le schéma qui, très grossièrement, prévalut pour les mouvements.

Désignation tacite de la hiérarchie


Ce qui nous intéresse dans ce processus, c’est que des noyaux originels se dégagea, dans l’écrasante majorité des cas11, un primus inter pares, expression que nous employons à dessein parce qu’elle définit au plus près le statut du chef qui émergea assez vite dans le cercle dirigeant des mouvements à venir : semblable et égal à ses camarades, le personnage dominant exerça tout de même une primauté. Ce qui valait pour la direction nationale n’était pas moins vrai pour les échelons inférieurs. Or, dans cette hiérarchie telle qu’elle se décanta assez vite, « l’élection » des responsables échappait aux critères et aux procédures du temps de paix. Mieux, elle les défiait. Ainsi, du noyau originel qui fonda le mouvement Libération de zone sud, c’est Emmanuel d’Astier de La Vigerie qui émergea, damant le pion à des amis mieux lotis que lui au premier regard : Lucie Aubrac, agrégée d’histoire et militante chevronnée, Jean Cavaillès, philosophe déjà réputé et organisateur hors pair, Georges Zérapha, banquier et dirigeant de la Ligue internationale contre l’antisémitisme. En temps de paix, la probabilité que d’Astier – qui avait tâté du journalisme, voulu être écrivain et brûlé la

8 – C’est ainsi que les instances officielles, à qui il incombe de reconnaître
la qualité résistante des individus, dénomment les personnes
qui n’avaient pas de liens suivis avec les mouvements et réseaux.
9 – Jacques Semelin, Sans armes face à Hitler. La résistance civile en
Europe, 1939-1945, Paris, Payot, 1989 (rééd. 1998).
10 – On distingue d’ordinaire les mouvements, organismes civils fondés
par des individualités libres de toute attache et qui exécutent
surtout des tâches de propagande, des réseaux, organismes militaires
dépendant souvent de l’extérieur – le gouvernement britannique
pour l’Intelligence Service, la France Libre pour le Bureau central de
renseignements et d’action – et régis par une hiérarchie précise et
contraignante. Dans le cas qui nous occupe, la distinction n’est pas
aussi tranchée, bien des chefs de réseau exerçant sur leurs subordonnés
un ascendant allant très au-delà des formes d’obéissance classique
et hiérarchique. Consulter par exemple sur ce point Alya
Aglan, Mémoires résistantes. Histoire du réseau Jade-Fitzroy, 1940-1944,
Paris, Cerf, 1994.
11 – C’est vrai des mouvements les plus importants de zone sud,
Combat, Libération, Franc-Tireur, comme de leurs homologues de
zone nord, Défense de la France, l’Organisation civile et militaire.
Mais ce n’est pas le cas de Libération de zone nord où aucun chef
n’émergea réellement.


chandelle par les deux bouts, « bâillant sa vie sans but apparent »12 – l’emportât sur ces fortes personnalités – sur titres ou par le biais d’un concours – eût été nulle. C’est pourtant d’Astier qui s’imposa sans qu’aucune procédure ne fût définie pour désigner un chef, sans même qu’on décidât qu’il fallait un chef. Il le fit naturellement, sans coup férir, c’est-à-dire sans avoir à batailler. C’est au jour le jour qu’il s’imposa, littéralement et métaphoriquement, sans discussion. Germaine Tillion, pionnière de la Résistance en zone nord, avait relevé, il y a longtemps déjà, ce phénomène d’une sorte de désignation implicite par consentement mutuel et tacite : « Un ou deux chefs étaient implicitement admis dans chaque “noyau”, mais ils n’étaient pas nécessairement désignés – hiérarchie spontanée qui n’a pas donné lieu à des contestations, à l’inverse des hiérarchies formelles qui lui ont succédé »13. Or, exercer la direction d’une organisation clandestine dans une période où le rôle des individualités était extrêmement important, c’était assumer d’écrasantes responsabilités et détenir une position de pouvoir considérable. Pourquoi Emmanuel d’Astier, Henri Frenay, Jean- Pierre Levy, Philippe Viannay, Boris Vildé et quelques autres dirigèrent-ils les mouvements qu’ils avaient contribué à créer ? On ne peut que formuler des hypothèses. En premier lieu, celle de leur antériorité puisqu’ils avaient en commun d’avoir, les premiers, pensé une action et cherché à rallier à eux des gens moins assurés d’un projet, fût-il chimérique. Cet atout-là était supérieur à tout autre, il ne pouvait être gommé: si le général de Gaulle supplanta des rivaux plus galonnés ou connus que lui, de Muselier à Giraud, c’est bien parce qu’il avait pris date dès le 18 juin, vox clamantis in deserto. Deuxième hypothèse, celle de la disponibilité. Les caciques de la Résistance étaient libres ou se rendirent libres afin de se consacrer pleinement à l’action, plongeant vite dans une vie totalement clandestine. À certains égards, le général de Gaulle proclamait ce principe de disponibilité quand, dans son appel du 18 juin 1940, il dévoilait
son identité par cette surprenante phrase : « Moi, général de Gaulle, actuellement à Londres […] » Troisième hypothèse : le combat clandestin ne requérait pas les mêmes qualités que celui des temps paisibles. Plus jeune et moins engagé politiquement que ses camarades, Jean-Pierre Levy s’imposa à la tête de Franc-Tireur parce que, comme le disait après guerre un de ses compagnons de lutte, Auguste Pinton, « il avait surtout la volonté de faire grand et large. Nos accès temporaires de scepticisme se heurtaient à sa foi constante et inébranlable »14. Dans des circonstances exceptionnelles, des individus se révélèrent à eux mêmes et aux autres. Témoin stupéfait de cette mue, Pascal Copeau commençait son hommage aux obsèques de d’Astier, le 16 juin 1969, par ces mots : « Emmanuel d’Astier disparaît dans la fleur de l’âge : il était né véritablement en 1940. Non pas que des quarante premières années de sa vie fussent absents cette intelligence, cette élégance, ce talent. Cependant, sans le savoir, il attendait le foudroiement de la transfiguration. Voici la débâcle, la démission générale : chacun estime qu’il est urgent de se coucher. Alors d’Astier déploie son grand corps, il choisit de se lever »15.
Quoi qu’il en soit, des individualités s’imposèrent donc tôt aux divers échelons d’une société résistante qui assignait à chacun une place bien définie. « Car rien ne fut plus hiérarchisé que la Résistance. Aucune société ne fut plus stratifiée que cette société à moitié souterraine »16. À quelque niveau qu’on se situât, le prestige et l’autorité des chefs n’étaient pas de vains mots. Pour preuve, cette anecdote rapportée par Pascal Copeau : « C’était en août 1944. Un de mes agents de liaison m’avait laissé une traction avant avec laquelle il était venu me rejoindre à Entraygues, petite cité de l’Aveyron dont le vin blanc pierre de fusil était un enchantement. Pendant le trajet nocturne vers Toulouse, je bavardais avec le très jeune chauffeur FFI. “Que fais-tu dans la Résistance ?”, me demandet- il. Cela me parut compliqué à expliquer et d’ailleurs contre-indiqué. Je me contentai de répondre : “Je suis le patron de Richard.” C’était le pseudonyme de l’agent de liaison. Un long silence suivit. Quand le garçon parla à nouveau, il me vouvoya ! Je ris sous cape, comprenant que cet excellent Richard, répondant à la même question, avait dû à ce point fabuler que, pour le petit chauffeur, je ne pouvais être que de Gaulle lui-même ou à peu près ! »17. La hiérarchie n’était pas une donnée préétablie. Entraient dans la façon dont elle se façonnait et fonctionnait des représentations puissantes du pouvoir sur lesquelles l’expérience relatée par Copeau attire opportunément l’attention.

12 – Philippe Lamour, Le Cadran solaire, Paris, Robert Laffont, 1980,
p. 205.
13 – Germaine Tillion, « Première résistance en zone occupée
(Du côté du réseau “Musée de l’Homme-Hauet-Vildé”) », Revue
d’histoire de la Deuxième Guerre mondiale, 30, avril 1958, p. 13. Ce
remarquable article a été réédité par Esprit, 261, février 2000,
p. 106-124.
14 – Dominique Veillon, Le Franc-Tireur, Paris, Flammarion, 1977,
p. 52.
15 – Discours inédit qui m’a été communiqué par Lucie Aubrac.
16 – Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, Paris, Seuil, 1977,
p. 38.
17 – Dans sa préface à l’ouvrage de Fernand Rude, La Libération de
Lyon et de sa région, Paris, Hachette, 1974, p. 8.


Un mode de fonctionnement « aristocratique »

Claude Bourdet montrait, en 1975, qu’il y avait de plus sérieuses entraves au fonctionnement de la démocratie clandestine que le poids des représentations : « La vérité, c’est qu’il était impossible de diriger démocratiquement un mouvement clandestin ; il y avait toujours un décalage entre ceux qui prenaient les décisions au jour le jour et ceux auxquels on en rendait compte assez irrégulièrement. Ce genre de difficulté existe dans les partis et mouvements légaux […]. Mais les choses sont pires dans la clandestinité, parce qu’il n’y a pas de courrier ou de téléphone, parce que le comité directeur n’a aucun moyen de modifier l’exécutif, et se sent dès lors impuissant et frustré, et aussi parce que le travail clandestin oblige souvent l’exécutif à prendre de subites décisions »18. Cette analyse sans complaisance, émanant d’un responsable résistant du plus haut niveau, devenu ensuite un représentant respecté de la deuxième gauche, doit être complétée. Car un autre facteur intervient dans ce processus. La prise de décision à caractère restreint, et souvent personnel, n’était pas seulement accidentelle, liée en quelque sorte aux aléas de la clandestinité. En clair, les circonstances ne l’expliquaient pas seules. Elle tenait aussi au poids du chef, à son autorité morale, à son prestige. L’exercice solitaire du pouvoir était une des composantes de la puissance des chefs des Mouvements. Mais cet exercice solitaire n’était concevable et efficace qu’à la condition qu’une concertation intense et jamais relâchée l’accompagnât. De cela, Philippe Viannay, lui-même chef de Mouvement, donnait une explication fort éclairante : « L’autorité dans un mouvement clandestin ne peut s’appuyer sur aucun des supports et symboles qui existent dans la vie civile ou militaire ordinaire. Tout se fonde sur la confiance ou la crainte que le responsable inspire. Si la consigne ou l’ordre donnés sont jugés inutiles ou sont négligés par l’exécutant, la chaîne est brisée19 ». Se fondant sur l’observation du pouvoir, au premier regard exorbitant, des chefs et de leurs entourages, certains auteurs ont évoqué un fonctionnement de type monarchique. Philippe Viannay lui-même, réfléchissant à ces pratiques singulières en rupture avec des usages privilégiant le vote, faisait valoir que les apparences, en l’occurrence, étaient trompeuses puisque les étroits cénacles dirigeants reposaient sur un fonctionnement où la décision ne relevait pas d’une foucade prise sous le coup d’une inspiration subite et individuelle : « L’influence des autres pour former le jugement, considérable dans mon cas, ne s’était pas exercée jusque-là dans des délibérations suivies de décisions, mais plutôt par imprégnation, celle que donne le contact presque quotidien entre personnes qui se font totalement confiance »20.
Jean-Pierre Vernant, anthropologue de la Grèce ancienne mais aussi Compagnon de la Libération et chef départemental FFI en Haute-Garonne, a plaidé pour sa part pour une interprétation qui complète celle de Philippe Viannay. Pour Vernant, la société clandestine était aristocratique, au sens historique et culturel premier du terme : « […] les gens qui étaient engagés dans la Résistance de façon très active avaient le sentiment qu’eux-mêmes et ceux qu’ils voyaient pour leur boulot étaient à part. Aristoi, diraient les Grecs, les meilleurs, les bons »21. Dans cette situation très particulière, le patron, celles et ceux qui l’entouraient, n’étaient pas élus, ils n’avaient pas fait campagne. Ils étaient adoubés en quelque sorte, cooptés. Mais les patrons n’étaient pas seuls, jamais. L’imprégnation jouait un rôle décisif dans la clandestinité. Une imprégnation qui opérait entre amis, on y reviendra. Une réalité sans cesse remodelée et débattue. Voilà pour la face visible de la réalité sur laquelle les archives nous éclairent le mieux parce qu’elle concerne ce qu’on pourrait appeler la résistance des chefs. Il importe cependant de ne pas focaliser sur un individu ou sur un groupe d’individus. Les membres des directions nationales sans cesse sur la brèche, rompus à dormir debout dans des trains bondés, rencontraient très fréquemment les cadres régionaux et départementaux. De plus, une profusion de circulaires sur papier pelure irriguait, par un va-et-vient constant, l’organisation. Des discussions avaient lieu qui furent parfois porteuses de dissensions. Il y avait aussi des réunions générales. En font foi maints témoignages, parmi lesquels on privilégiera celui, suave et caustique, de Charles d’Aragon. Chargé de veiller au bon déroulement pratique d’une importante réunion qui se tint en 1942 dans le château de la famille d’Aragon, il fut laissé dans l’ignorance de ce qui s’y disait. Henri Frenay s’étant plu à souligner dans ses mémoires qu’il s’était montré en cette occasion un « hôte exemplaire », d’Aragon commentait : « En lisant ce texte flatteur, je pensais à l’entrevue de la fille de Swann avec le duc de Guermantes. Ce dernier s’exclamait : “Ah ! quel brave homme était votre père !” On sentait, selon le narrateur, qu’il n’aurait pas

18 – Claude Bourdet, L’Aventure incertaine. De la Résistance à la Restauration,
Paris, Stock, 1975, p. 134.
19 – Philippe Viannay, Du bon usage de la France. Résistance. Journalisme.
Glénans, Paris, Ramsay, 1988, p. 72.
20 – Ibid., p. 93.
21 – Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 28.

hésité à le recommander pour une place de jardinier. De même, le cher Frenay, que j’admire de tout mon cœur, aurait sans balancer appuyé ma candidature au grade de maréchal des logis fourrier »22. On pourrait
évidemment faire valoir que cette reconstruction a posteriori par un grand notable cultivé et distancié traduisait au moins autant son état d’esprit quelque trente ans après que ce qu’il avait pu ressentir à l’époque qu’il relatait. La charge sonne cependant juste. On sait peu de chose de ces réunions. Il arrive heureusement que soient exhumés de vieux papiers qui en rendent compte… Ce qu’on y lit accroît encore la perplexité. Des papiers du Mouvement de Libération nationale23 retrouvés à Toulouse établissent que les recrues devaient, en septembre 1941, prêter serment : « Sur le drapeau, je jure fidélité au Mouvement de libération dont le manifeste m’a été communiqué. Je m’engage solennellement à obéir aux ordres de mes chefs en tous temps et en tous lieux, fût-ce au péril de ma vie… »24. Cette procédure fut prestement abandonnée tant elle était en discordance avec le type d’engagement et de lutte menée. Les dirigeants qui avaient d’abord pensé en ces termes changèrent leur fusil d’épaule sans mot dire. On avait voulu organiser strictement en soulignant le principe hiérarchique. Comme cela ne servait à rien, on fit machine arrière. La hiérarchie étant librement consentie, le serment était sans objet. On était entre égaux : les risques étaient partagés et les objectifs communs. On constate la même évolution pour l’Ordre de la Libération que le général de Gaulle fonda en novembre 1940. Dans un télégramme adressé de Brazzaville au colonel Fontaine, le 15 novembre 1940, le chef de la France Libre annonçait sa décision de créer l’Ordre dont, écrivait-il, les membres distingués pour des actes de bravoure exceptionnels porteraient le titre de «Croisés de la Libération ». Quand l’ordonnance du 17 novembre fut publiée en février 1941 au Journal officiel de Londres, les Croisés étaient devenus des « Compagnons ». De même, le Général avait d’abord songé à instituer des barres ou palmes en reconnaissance de nouveaux services rendus. En réalité, il n’y eut finalement ni distinction ni grade entre les Compagnons. La stricte égalité entre Compagnons, perçue aujourd’hui comme la caractéristique la plus profonde de l’Ordre, n’avait pas été pensée comme telle par son concepteur dès l’origine. Sous la pression des événements, elle s’imposa d’elle-même jusqu’à en venir à définir le type de combat engagé et les valeurs qui unissaient les combattants. Mais, si tous les Compagnons furent bien égaux, de Gaulle, seul Grand Maître de l’histoire de l’Ordre, en resta tout de même le primus inter pares. Pour le peu que nous parvenons à en entrevoir, cette société hiérarchisée constituée de volontaires fut traversée de vives tensions internes. C’est vrai en France où l’articulation entre le centre national et les échelons régional et départemental fut souvent délicate.
C’est aussi vrai des relations entre les résistances extérieure et intérieure. La notion d’ordres venus d’en haut n’avait pas beaucoup de sens. Il fallait sans arrêt ménager les susceptibilités à tous les degrés d’organisations dont les membres avaient une conception volontiers ombrageuse de leur liberté de décision et d’action dans leur zone. Interrogé par les services secrets de la France Libre à Londres, Albert Kohan, homme d’affaires de dimension internationale avant guerre et chef régional du Mouvement Libération- Sud, déclarait tout à trac, le 29 juin 1943 : «Ne comptant que des amis dans cette région, je ne suivais pas les ordres du centre. Le centre était composé de gens de deuxième et quatrième ordre, des chefs du Gouvernement ne pouvant pas supporter des gens d’un rang plus élevé du point de vue capacité, possibilités, etc. Il leur fallait des gens qui étaient aux ordres sans discuter… » Et de préciser : « Il y avait des discussions ; j’avoue avoir été un peu un État dans l’État. Mais comme il n’y avait pas d’État en réalité, cette formule n’est pas tout à fait exacte »25. Le souci d’indépendance que traduisaient les paroles d’Albert Kohan se retrouve, peu ou prou, dans toutes les régions très jalouses de leur autonomie26. Albert Kohan répondait à un interrogatoire mené par des services dont il avait toutes les raisons de penser qu’ils sauraient garder la teneur secrète. Ce qu’il disait dans ces conditions jette une lumière crue sur l’envers de l’exercice du pouvoir dans la clandestinité. Les dis-

22 – Charles d’Aragon, La Résistance sans héroïsme, op. cit., p. 93.
23 – Groupe dirigé par Berty Albrecht et Henri Frenay, qui contribua
fortement à l’émergence du mouvement Combat.
24 – « Les débuts de la Résistance à Toulouse et dans la région »,
Jean-Louis Cuvelliez, Mémoire et histoire : la Résistance, op. cit.,
p. 132.
25 – Archives nationales, 72 AJ 60.
26 – À Combat, en 1943, la toute-puissance de Frenay est remise en
cause par le conseil de la région lyonnaise dont il avait assimilé les
membres à un « soviet » : « Nous ne pensions pas que vous sous entendiez
également une obéissance aveugle à vous, Gervais, auquel
nous reconnaissons d’ailleurs le grand mérite d’avoir été l’un des premiers
à vouloir créer un grand mouvement de lutte contre l’envahisseur
et d’avoir réussi avec l’aide de vos amis de la première heure à
grouper autour de vous une cohorte importante. Mais reconnaissez à
votre tour que cela ne peut suffire à vous concéder ce blanc-seing
dont la possession seule pourrait expliquer le ton et la teneur de
votre dernière lettre. Les militants ont, en adhérant à Combat,
accepté librement l’éventualité du sacrifice de leur liberté et même
de leur vie, ce sont là des gages qui doivent, à notre avis, leur donner
un large droit de regard et de surveillance sur l’usage qui est fait de
l’arme que leur activité et leur dévouement ont permis de créer »,
Archives nationales, papiers Emmanuel d’Astier, 65 Mi 1, lettre en
date du 1er juin 1943.


sensions dont il se fait l’interprète furent monnaie courante. Au niveau le plus élevé, les discussions les plus fortes, celles qui ont le plus retenu l’attention après guerre, portaient sur deux points majeurs. D’abord, le thème du pouvoir confisqué par quelques-uns, utilisé par Jean Moulin contre les chefs de mouvement, et inversement. Ensuite, l’action du Conseil national de la Résistance et de son bureau permanent suspecté, au printemps 1944, de tolérer, voire de faciliter, le noyautage par les communistes des organismes de la Résistance unifiée. Faute de pouvoir être débattues au grand jour, ces questions donnèrent lieu à des rumeurs tenaces, à des polémiques chuchotées mais ardentes. Pour qui en découvre aujourd’hui la trace dans les rapports du temps, l’erreur serait de n’y voir que le fruit de querelles subalternes, de questions de préséance et d’ambitions personnelles. Car, la rumeur, essentielle dans le petit monde clos formé par ceux qui exerçaient une responsabilité clandestine, portait sur des questions politiques de première importance, analysées comme telles en tout cas dans l’instant. Ainsi s’explique qu’elle ait pris des proportions énormes parce qu’elle était un facteur politique de premier ordre. Elle était constitutive du débat même. Pour l’essentiel, cette rumeur avait trait aux processus d’accaparement du pouvoir auxquels le fonctionnement interne de toute organisation est inévitablement confronté. Il n’est pas d’organisation politique qui puisse fonctionner durablement sans qu’une hiérarchie la structure. De plus, sans un représentant d’envergure, une organisation est marginalisée et cela ne vaut pas seulement pour la Cinquième République, contrairement à ce qui est souvent affirmé. En somme, la clandestinité ne faisait que souligner des traits qui sont aussi la marque de la vie politique des temps paisibles de démocratie à ciel ouvert. Mais, au delà de considérations liées à la conjoncture du temps, en quoi les Mouvements se différenciaient-ils des partis politiques ? En étaient-ils antinomiques ? Création de circonstance, répondant aux nécessités de l’heure quand les partis étaient désorganisés, désorientés, clivés, les mouvements ont d’autant plus prospéré que l’installation des partis dans les mœurs politiques était récente. Et les mouvements portaient autre chose que ce que pouvaient exprimer les partis : entre 1940 et 1944, en mai 1968 et depuis. Les structures partisanes n’étaient pas nécessairement les mieux adaptées pour la période 1940-1944, ce que les communistes comprirent en créant le Front National. Mais la spécificité la plus remarquable des mouvements tient au fait que s’y dévoile et s’y exerce, avec une clarté peu commune, un principe fondamental de ce que doit être un fonctionnement authentiquement démocratique. En effet, pour penser l’expérience fulgurante des mouvements dans la période 1940-1944, il faut, au-delà des circonstances exceptionnelles propres à cette phase historique, revenir à ce qui fonde la pratique démocratique dans les organisations qui entendent la promouvoir. Tel est bien le sens de l’analyse développée par Jean-Pierre Vernant qui puise dans sa connaissance de la Grèce antique pour réfléchir à l’expérience qu’il vécut comme résistant.

Il existe en grec une sorte de sentence, un dicton qui exprime un consensus: entre amis, tout est commun. […] Pour qu’il y ait cité, il faut que ses membres soient unis entre eux par les liens de la philia, d’une amitié qui les rend, entre eux, semblables et égaux. Dans l’espace privé que dessinent les amis, tout est partagé entre égaux, tout est commun, comme dans l’espace public de la citoyenneté. L’amitié se tisse à l’articulation du privé, du propre, du différent et du public, du commun, du même. […] La philia consiste à rendre un groupe homogène, à l’unifier ; mais en même temps il n’y a pas de philia sans rivalité, eris ; le sentiment profond de la communauté d’égaux inclut toujours l’idée d’une compétition par le mérite, pour la gloire. Le point de vue aristocratique est présent à l’intérieur même d’une vision démocratique de la vie sociale et de l’État, et, sans cette tension, ça ne marche pas. La démocratie signifie la discussion, elle implique aussi la possibilité du conflit, et l’unité de la cité contient à chaque moment la possibilité d’une division. […] Comment, dans une relation de type égalitaire, selon cette dimension qui permettait aux Grecs de définir les amis, l’autorité et le prestige peuvent-ils se dégager ? Comment, entre amis, quand tout est commun, différents niveaux de responsabilités peuvent-ils se distinguer, et différents statuts, différentes stratégies, se déterminer ? La question se pose dans le cas des groupes de Résistance. Comment se fait-il que, dès le départ, certains aient eu des fonctions de dirigeants pendant que d’autres acceptaient d’obéir et risquaient leur peau, alors que ceux qui leur donnaient des ordres ne tenaient leur titre de commandement d’aucune institution ? On peut y trouver diverses raisons : quelquefois c’étaient les qualités personnelles, quelquefois c’était l’habitude, il fallait bien qu’il y eût un chef… Le rayonnement personnel, la confiance qu’on éprouve dans certaines circonstances pour accomplir telle ou telle tâche entrent aussi en jeu. […] Dans la Résistance, certains m’ont tout de suite donné le sentiment qu’avec eux on pouvait y aller. Le problème est celui du fonctionnement de l’autorité en l’absence de toute institution, de toute règle, de toute détermination par le statut social ou la naissance. Je ne vois pas de modèle institutionnel me permettant de comprendre ce phénomène. Pourquoi est-ce tel individu qui exerce l’autorité ? Ce peut être parce qu’il a supprimé ses concurrents, mais, s’il a pu le faire, c’est avec l’appui d’autres qui, à un moment donné, l’ont écouté. Il est arrivé aussi que, dans ces groupes de Résistance, l’autorité de certains chefs départementaux ou régionaux ait été mise en question. Je crois que, si certains ont pu jouer un rôle de direction et tenir tous les fils en main, c’est parce que les noyaux fondateurs du mouvement étaient constitués d’amis, qui faisaient partie d’un même corps et pensaient de la même façon sur toute une série de plans. Ces groupes d’amis avaient le sentiment d’être les égaux de leurs dirigeants et pouvaient ainsi accepter de les voir jouer ce rôle. Mais peut-être aussi ceux qui occupaient cette position ne pouvaient-ils la penser qu’en considérant les autres comme leurs égaux. Le problème est là: accepter d’avoir à la fois une position de dirigeant et des rapports d’égalité.

Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 21-22.

Il se trouve que cette analyse est validée par les notations d’autres résistants qui, spontanément, empruntent au même registre pour faire comprendre la solidarité qui les unissait les uns aux autres. Parlant d’Emmanuel d’Astier, Claude Bourdet juge : « Mais celui-ci n’avait pas uniquement l’aspect d’un condottiere. Il en avait aussi un peu l’âme ! Non pas qu’il dirigeât son mouvement de façon spécialement autoritaire – je pense qu’il tenait compte, plus que d’autres, des avis de ses amis. Mais l’esprit de “club” ou de clan, dont nous étions tous imprégnés, était chez lui poussé au maximum. Son groupe, ses amis avaient pour lui des qualités supérieures à celles de tous les autres »27. On trouve symétriquement sous la plume de Pascal Copeau le même reproche visant Combat et « son organisation qui a été construite sur le principe de ce que j’appellerai une bande sans donner à ce mot son sens péjoratif. Les grands responsables sont liés à Gervais/Frenay et les uns aux autres par un puissant esprit de solidarité pour une action à leur profit. »28.


Étude de cas d’une succession

Un fait peut concourir à préciser la nature de la hiérarchie en vigueur à l’échelon central de décision d’un Mouvement et la façon dont elle était susceptible d’être modifiée. Il s’agit de la question de la succession d’Emmanuel d’Astier. Alors que toute organisation démocratique inscrit dans ses statuts les modalités de désignation et par conséquent de remplacement de ses dirigeants, Libération n’avait évidemment rien prévu de tel. De même qu’on n’avait jamais formellement décidé que d’Astier dirigerait le Mouvement, de même la question de sa succession n’avait pas été posée. Elle se posa petit à petit et avec une acuité croissante. Après une première escapade à Londres de mai à juillet 1942, d’Astier s’absenta de septembre à novembre 1942, puis d’avril à juillet 1943. En son absence et sur sa décision personnelle, Pascal Copeau assura vraiment l’intérim. En octobre 1943, d’Astier s’envola pour son quatrième voyage à Londres. En novembre, quand il fut nommé commissaire à l’Intérieur, la situation se clarifia définitivement. Cette fois, il ne reviendrait pas. Il fallut donc lui désigner un successeur. En apparence, l’affaire, rondement menée, paraît toute simple. Copeau en informa d’Astier par un télégramme en décembre 194329 : « Je vous annonce que Salard/Pascal Copeau a été désigné comme délégué CDMU30 et Verdier/Pierre Hervé comme suppléant par les anciens de Libération qui me chargent de vous transmettre l’expression de leur confiance. » Voilà pour l’aspect quasiment officiel de la succession. Par chance, il existe une autre relation de cette passation de pouvoir. Car Copeau éprouva le besoin de rendre compte à d’Astier par une lettre personnelle de la décision prise pour pallier son absence31 : « J’ai pensé qu’il était essentiel de sauvegarder le principe de l’indépendance de la Résistance à l’égard du CFLN et cela d’autant plus que la Résistance participe au pouvoir. Je suis donc porté à considérer que votre succession est ouverte, du moins provisoirement. » L’argumentation de Copeau pour déclarer la succession ouverte était forte. Il prenait d’ailleurs la peine de préciser à d’Astier que s’il lui faisait part, comme à l’accoutumée, de son point de vue sur les différents problèmes en cours, c’était « à titre officieux, puisque ma position à votre égard est modifiée du fait que vous appartenez maintenant au pouvoir central »32. Tout de même, que de précautions, jusqu’à ce savoureux « du moins provisoirement », pour présenter une situation au demeurant limpide ! Le ton prudent, et même légaliste dans l’acception étroite du terme, a de quoi surprendre. Mais Salard s’adressait, sur une question qui l’intéressait personnellement, au chef historique de Libération dont il respectait le rang et les prérogatives. Et Copeau en venait à la procédure qu’il mettait en œuvre : « Vous vous souvenez de la décision qui avait été prise au cours d’une séance de nuit du comité exécutif de Libération, pour le cas où

27 – Claude Bourdet, L’Aventure incertaine, op. cit., p. 91.
28 – Archives nationales, papiers Emmanuel d’Astier, 65 Mi 1, lettre
de Salard à Merlin du 11 mai 1943.
29 – Archives nationales, F 1a 3719.
30 – Le CDMU est le Comité directeur des mouvements unis de
résistance.
31 – Archives nationales, papiers Emmanuel d’Astier, 72 AJ 1902,
lettre de Salard à Bernard, décembre 1943.
32 – Ibid.



vous viendriez à disparaître définitivement. C’est en vertu de cette décision que j’ai convoqué pour après demain une réunion des “anciens” de Libération. Nous serons une quinzaine. Je ferai un exposé de la situation et je demanderai la désignation de votre successeur au comité directeur des MUR. Cette réunion a lieu avec l’assentiment du CD. Je vous en ferai un compte rendu que je joindrai au courrier, s’il en est encore temps. » Pascal Copeau pouvait donc exciper d’une procédure antérieurement discutée en présence – et avec l’aval – de d’Astier. Or, cette procédure frappe bien, à première vue, par son caractère imprécis ; de la succession – qui n’avait été envisagée qu’en cas de disparition, ce qui en dit long – du chef national du Mouvement, ne décideraient ni un comité directeur – qui n’avait qu’un rôle consultatif en l’espèce –, ni un comité exécutif à la composition bien établie, mais « une réunion des “anciens” de Libération » qui seraient « une quinzaine ». Admirable flou, propre à déconcerter l’observateur de la vie politique du début du XXIe siècle. Ainsi donc, le Mouvement, lorsqu’il arrêtait la marche à suivre pour une question de cette importance, s’en remettait à la réunion de ses « anciens » ! Une affaire pareille se réglait sur la foi et le souvenir d’une discussion qui s’était tenue une fois ! Et qui étaient ces « anciens » ? Précisément, on est là au cœur de l’essence des Mouvements ; les « anciens », terme que Copeau lui-même employait avec des guillemets, c’étaient ceux qui avaient le privilège fondamental de l’antériorité et de l’autorité conjuguées. Dans l’esprit des animateurs du Mouvement, la définition n’avait manifestement pas à être décryptée. La cérémonie à laquelle étaient conviés les pairs du Mouvement relevait davantage du rituel de la chevalerie avec adoubement de l’impétrant Copeau que d’un congrès de parti politique ou de la réunion d’un comité directeur. Étaient convoquées, consultées et appelées à ratifier une décision de toute première importance des individualités présentes comme telles et non au titre de leur représentativité de tel groupe ou de telle sensibilité. C’est bien pourquoi ni le comité directeur, ni le comité exécutif (organes calqués sur le fonctionnement des partis et dont le rôle fut toujours subalterne) n’entrèrent en lice. C’est la chaîne des solidarités, des amis, des responsables, de ceux dont l’avis avait une valeur toute particulière, qui était ainsi sollicitée. On se situe clairement aux antipodes d’un fonctionnement banal quand la vie politique peut se faire au grand jour. Mais le Mouvement était création du temps de clandestinité et les règles non écrites qui régissaient sa vie interne étaient tantôt forgées par l’usage, tantôt imposées par les circonstances et des situations d’urgence absolue. Le premier moment d’étonnement passé, il est remarquable de constater que la procédure retenue était, en dépit de difficultés de liaison évidentes et du risque considérable qu’impliquait une réunion aussi nombreuse, éminemment démocratique. Le chiffre avancé d’une « quinzaine » d’anciens ne peut se comprendre que si des chefs de région et des chefs de services nationaux étaient au nombre des élus. On avait voulu, autant que le permettaient les conditions de l’heure, une réunion élargie et par voie de conséquence représentative. Nul congrès, nulle délibération résultant d’une vaste consultation de la base ne pouvaient répondre à la question de savoir qui remplacerait d’Astier. Le groupe des « anciens » y pourvut parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. Cela ne fut possible que parce que les « anciens » étaient l’émanation des régions et se savaient soutenus par leurs responsables. La question d’une consultation sur une question aussi vitale pour le Mouvement ne fut donc pas posée. C’est ainsi que Pascal Copeau succéda à Emmanuel d’Astier de La Vigerie. On serait tenté de dire que le choix n’était pas si mauvais. Ce serait mal comprendre ce qui se joua là. Dans la réalité, le choix s’imposa de luimême. Les prétendants à une fonction aux responsabilités aussi écrasantes et dangereuses n’étaient pas légion. La question de démocratie interne qui se pose au plan théorique était, en fait, inopérante dans la pratique. Ce fut Copeau parce qu’il était le seul en mesure de faire face, parce que ses intérims l’avaient préparé à cette tâche, parce qu’il éclipsait sans coup
férir d’autres candidats éventuels, parce que, enfin, chacun savait qu’il avait l’oreille de d’Astier. Pour atteindre au plus près la réalité, il faut encore pousser l’analyse. Copeau ne succéda pas à d’Astier par la vertu d’une note de service adressée par les « anciens » aux régions. Pas de circulaire sur papier pelure, pas d’annonce sous quelque forme que ce soit. Il lui succéda comme chef en se faisant admettre comme tel sur le terrain. En juin 1943, encore intérimaire, Copeau écrivait à d’Astier : « Vis-à-vis des régions tout au moins, je n’ai eu aucune peine à vous remplacer, car les responsables que j’ai eu à voir n’ont considéré en ma personne que le représentant d’une idée. Évidemment, si j’avais été tout à fait inférieur à ce qu’ils attendaient, ils auraient rouspété, mais comme, apparemment, ce n’était pas le cas, il n’était pas du tout nécessaire que je dispose d’un magnétisme extraordinaire…»33.

33 – Archives nationales, papiers Emmanuel d’Astier, 72 J 410, lettre
de Salard à Bernard du 4 juin 1943.


Reste à relater la réaction du chef historique de Libération à la prudente initiative de son second : « Je vous approuve complètement. Je suis ravi, je dis ravi que vous preniez la succession. Nous en reparlerons. » Et de terminer sa lettre, en lieu et place de l’habituel « Je vous embrasse », par ces mots : « J’ai toujours un trop grand faible pour vous. Je vous embrasse »34. Ce qui n’empêche pas d’Astier de continuer à se comporter vis-à-vis de Copeau en patron : « Je souhaite que vous m’annonciez rapidement qu’il y a eu au moins une solution définitive pour le journal au jour J. » Il n’ajoute pas : « Car tel est notre plaisir », mais c’est tout juste… Comment la réunion des « anciens » se déroula-t-elle ? Roger Massip, qui en était, en a laissé une relation pittoresque : « Ce fut une réunion fameuse, qui commença vers le milieu de la matinée et qui ne prit fin qu’à huit heures le soir. Nous avions été conduits deux par deux, pour des raisons de sécurité, par Annie Hervé, qui était seule à connaître le lieu de la réunion, et qui venait tous les quarts d’heure “prendre” ses clients devant la gare du Luxembourg. La réunion se tenait dans un ancien atelier de peintre auquel on accédait par un escalier vermoulu, au fond de la deuxième cour d’une maison dont l’entrée, assez sordide, était située tout près du Panthéon, du côté de la Contrescarpe. « Le seul souvenir précis qui me soit resté de cette assemblée ô combien clandestine, c’est celui des dindes rôties qu’un messager était allé quérir à l’autre bout de Paris, du côté de la butte Montmartre, chez un traiteur de nos amis qui excellait à tirer parti des ressources du marché noir »35. Que ce banquet haut en couleur ne corresponde pas à ce qu’on eût pu en attendre n’empêche pas de noter qu’il se tint entre amis qui firent, selon les critères de ce temps de pénurie, bombance, célébrant les liens qui les unissaient. On était loin assurément de la tenue du comité directeur d’un parti politique où des motions se seraient affrontées. Et Copeau fut cependant bel et bien intronisé.

Une discipline librement consentie, faite de confiance et d’amitié

On pourrait multiplier les exemples qui, peu ou prou, iraient dans le même sens. Mieux vaut s’arrêter sur l’analyse développée en 1943 par Henri Frenay que bien des considérations politiques et idéologiques séparaient pourtant de d’Astier et de Copeau. Dans une note envoyée à Londres en mai 1943, Frenay, alors en conflit avec le général Delestraint, chef de l’Armée secrète, écrivait ceci : « La clandestinité de notre action et de notre organisation n’a pas développé le sentiment d’obéissance aveugle à n’importe quels chefs. La discipline chez nous est faite de confiance et d’amitié. Il n’existe pas de subordination au sens militaire du terme. On ne saurait, et nous en avons fait maintes fois l’expérience, imposer un chef à un échelon de notre hiérarchie. […] Un chef de la résistance doit être accepté joyeusement par ceux-là mêmes qu’il est appelé à commander. Avant d’être accepté, il sera l’objet de méfiances d’autant plus grandes qu’il sera rentré plus tardivement dans la résistance. » Et Frenay affinait le trait sans faire la plus petite concession : « Ce n’est pas une armée que nous avons forgée. Ce terme même évoque aussitôt l’idée d’une masse admirablement organisée, mobile, étroitement hiérarchisée, destinée à exécuter aveuglément tous les ordres qu’on voudra bien lui donner. Nous avons en réalité créé des bandes partisanes qui veulent se battre plus encore pour leurs libertés intérieures que contre l’envahisseur. Les volontaires de la Résistance ressemblent comme des frères aux volontaires de 93. En se battant contre l’ennemi extérieur, ils se battent pour un idéal. Pas plus que leurs aînés, ils refusent de se mettre aux ordres des “ci-devants” de l’Ancien Régime »36. D’Astier, en butte à l’opposition de Jean Moulin qui lui reprochait de prendre seul des décisions capitales sans consulter les responsables de son Mouvement37, développait la même argumentation : « […] le seul organisme qui pourrait donner son avis motivé sur la valeur des dirigeants et sur la confiance ou la défiance qu’ils méritent serait un organisme composé des chefs de région ou des chefs de département, ceux-ci étant toujours choisis par une sorte de cooptation entre les militants de base et les services centraux. Il n’a, en effet, jamais été possible d’imposer à des militants la tutelle d’un chef de région, dans les cas où celui-ci n’a pas la confiance de ceux-là »38. Que retenir de cette plongée dans les pratiques élaborées au jour le jour par la société résistante ? Cette

34 – Archives nationales, 72 AJ 410, pour Salard, 11 février 1944.
35 – Roger Massip, Les Passants du siècle, Paris, Grasset, 1981,
p. 184.
36 – Archives nationales, 72 AJ 564, NM 268, reçu de Charvet,
juin 1943, document « E », p. 3. L’évocation des « ci-devants », qui
vise implicitement le général Delestraint, est peu amène pour cet
authentique résistant, devenu chef de l’Armée secrète en août 1942,
qui mourut à Dachau.
37 – « Quant à Merlin/d’Astier », écrit Jean Moulin dans son rapport
du 7 mai 1943, « on lui reproche grandement et dans son propre
comité, de s’être, après avoir défendu âprement le particularisme de
LIBE, solidarisé brusquement avec Nef/Frenay au point d’écarter
toute délibération avec ses anciens amis politiques. Et cela en vue de
maintenir une situation personnelle prédominante », Archives nationales,
papiers Emmanuel d’Astier, 72 AJ 409.
38 – Archives nationales, papiers Emmanuel d’Astier, 65 Mi 1, rôle
joué par Rex dans les questions de coordination et de fusion, p. 2.


contre-société était régie par une hiérarchie d’autant plus forte qu’elle était informelle, acceptée tacitement, construite dans la peine et le danger mortel au fil des jours. En son sommet, reconnu comme tel par ses « camarades et subordonnés », pour utiliser la terminologie d’Henri Frenay, il y avait le patron. Sa prééminence ne pouvait s’exercer durablement que s’il était en phase avec les individualités qu’il côtoyait quotidiennement d’une part, s’il avait l’assentiment de toute la pyramide de l’organisation d’autre part. En somme, les gens en situation de responsabilité étaient d’autant plus assurés de leur pouvoir qu’ils étaient à l’écoute de ceux qu’ils représentaient. Par ailleurs, faute de pouvoir exercer un quelconque suffrage, les débats n’étaient pas circonscrits à des instances réunies à des dates déterminées, ils étaient incessants et fréquemment virulents. La rugosité des propos échangés dans quantité de rapports et de lettres de l’époque s’explique ainsi. « Il n’y a pas d’amitié sans rivalité », avertit Jean-Pierre Vernant. C’est bien là le point fondamental, avec ou sans exercice du droit de vote : la démocratie, pour être pleine et effective, exige la confrontation incessante des points de vue. Tel est sans doute le témoignage le plus fort que lègue la contre-société clandestine apparue au grand jour dans l’été 1944. La façon même dont elle sortit de l’ombre porte sa marque. On pose généralement comme une évidence que le général de Gaulle ait descendu les Champs-Élysées le 26 août 1944 dans la liesse populaire, soigneusement placé un bon pas en avant de la fine fleur de la Résistance des chefs, exactement comme si la chose avait été discutée et décidée, ce qui ne fut bien évidemment pas le cas. Tout droit sorti de la direction des combats, comme les résistants de l’intérieur émergeaient de la clandestinité, de Gaulle reçut, au vu et au su de tous, l’onction populaire : « Si loin que porte ma vue, ce n’est qu’une houle vivante, dans le soleil, sous le tricolore »39. Il se trouve que cette scène, dont nul ne pouvait prévoir la forme qu’elle revêtirait quelques semaines seulement auparavant, avait été quasiment décrite, dès septembre 1942, par Pierre Brossolette disant au micro de la BBC sa totale confiance dans le chef de la France combattante : « […] l’homme est à la mesure du geste, et ce n’est pas lui qui vous décevra lorsque, à la tête des chars de l’armée de la délivrance, au jour poignant de la victoire, il sera porté tout au long des Champs-Élysées, dans le murmure étouffé des longs sanglots de joie des femmes, par la rafale sans fin de vos acclamations »40. Si Brossolette pouvait ainsi anticiper, c’est parce que la scène triomphale du 26 août 1944 était la traduction en même temps que l’affirmation éclatante de la nature profondément soucieuse des droits des citoyens d’un combat dans lequel tout aurait dû en principe faire obstacle à l’élaboration démocratique des décisions.


39 – Charles de Gaulle, Mémoires de guerre, Paris, Plon, t. II, L’Unité,
1956 (rééd. 1989), p. 583.
40 – Pierre Brossolette, Résistance (1927-1943), textes rassemblés et
commentés par Guillaume Piketty, Paris, Odile Jacob, 1998, p. 144.



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