mercredi 9 janvier 2008

Texte d'A.Besançon sur Dostoïevski

Dostoïevski n’est pas sûr de croire en Dieu. Il l’écrit dans une lettre de 1854 à sa protectrice sibérienne, Mme Fonvisine. Il le répète dans les démons où son porte parole, Chatov, confesse croire à la Russie, à l’orthodoxie, au Christ. Mais en Dieu ? Il se déclare sur ce point fils de son siècle et tourmenté par le doute. Mais si la foi en Dieu reste suspendue dans le vague, en revanche, selon lui, l’athéisme est mortel. Il ouvre un principe de damnation dans l’intelligentsia révolutionnaire. Il détruit tout ordre social : “Si Dieu n’existe pas tout est permis”, dit un personnage dans Crime et Châtiment et un personnage comique de l’Idiot réitère : “Si Dieu n’existe pas, que devient mon grade de capitaine ?” Une seule chose cependant est pire encore que l’athéisme, c’est le catholicisme. Un prince Gagarine s’y était converti et était même devenu jésuite. De quelles insultes Dostoïevski ne l’abreuve-t-il pas. Il eût mieux fait d’être athée. La parabole fameuse du “grand Inquisiteur” désigne l’objet combiné du socialisme despotique et de sa pire forme possible, sa forme catholique, plus perverse en somme que celle des révolutionnaires russes qui, du moins, sont athées.
L’amour passionné de Dostoïevski pour le Christ est en revanche attesté de bonne heure. Il lui est revenu au bagne : “ Par le Peuple, je le reçus de nouveau dans mon coeur”. Quel Christ ? Comme il en parle il n’est pas si différent du Christ de Renan : un homme idéal, admirable, mais homme : “Il n’est rien de plus beau, de plus profond, de plus sympathique, plus viril et plus parfait que le Christ et non seulement il n’est rien - je me le dis avec un amour jaloux - mais il ne peut rien être”. Son Christ se place dans la série des Christs romantiques, entre le Christ de Hegel, et le Parsifal de Wagner, une sorte aussi de Kaspar Hauser chu des mondes supérieurs dans celui ci, dont l’icône adéquate est le prince Mychine dans l’Idiot, témoin impuissant, autour de qui se multiplient les catastrophes. Est il ressuscité ? Dostoïevski en contemplant le Christ mort de Holbein au musée de Bâle avait été bouleversé par le doute. Est il la Vérité ? “Si l’on me prouvait, poursuit-il dans la lettre à Nathalie Fonvisine, que le Christ est hors de la vérité et qu’il fût réel que la vérité soit hors du Christ, je voudrais plutôt rester avec le Christ qu’avec la vérité”. Parole d’allure grandiose, mais fort dangereuse puisqu’elle admet qu’il pourrait être beau et méritoire de suivre un imposteur. En ce cas son culte d’hyperdulie du Christ, d’un Christ sans rapport défini avec le Père ni avec la toute puissance, ni avec la vérité, ni avec la promesse d’Israël, pourrait en toute rigueur être taxé d’idolâtrie.
Et l’Eglise ? Bien entendu Dostoïevski nie avec indignation qu’on puisse être un vrai chrétien, encore moins un vrai Russe en dehors de l’Eglise orthodoxe. Cependant il en fait peu état, sinon pour marquer son peu d’estime pour la hiérarchie de cette Église. La véritable Église, c’est la Russie, et dans la Russie le peuple russe. Certes le peuple ne connaît pas la Bible, ni l’Evangile, ni le dogme, ni les règles morales, “ mais pour ce qui est du Christ, il le connaît et il le porte dans son cœur pour l’éternité”. C’est pourquoi le Christ en définitive se réduit au “Christ Russe”, l’incarnation non du Verbe de Dieu mais de l’essence de la Russie, de son idéal qu’elle doit répandre sur le monde afin de le rénover. Les Slavophiles affirmaient que la Russie était sainte à cause de la pureté de son orthodoxie. Dostoïevski pense au fond que l’orthodoxie est pure à cause de la sainteté de la Russie.
Cependant Dostoïevski n’aime pas le monde. Il projette sur lui son pessimisme gnostique (il a beaucoup lu Swedenborg). La nature est pleine de bêtes horribles qui surgissent dans les rêves et les hallucinations. Par moment, il est vrai, dans d’autres rêves, dans l’élation qui suit la crise d’épilepsie, ou en contemplant à Dresde une toile de Claude Lorrain il entrevoit une sorte d’Arcadie lumineuse, d’Age d’or, ou tout est réconcilié. Le monde est ainsi scindé, comme est la Russie elle même, pleine de péché et de misère mais qui mystiquement se transfigure quand on se convertit à elle.
Il découle de tout cela une morale qui se calque sur les mœurs extrêmes qu’il prête au peuple russe, capable de barbarie, de mensonge, de violence mais aussitôt d’accès de bonté et de générosité. Dostoïevski le justifie. Cette morale dévalue les commandements de la Bible et leur substitue les conseils évangéliques. Les commandements sont facultatifs, les conseils sont obligatoires. Voler est excusable, mais il est inexcusable d’être propriétaire. L’œuvre de chair est concevable dans le viol, suspecte, voire coupable dans le mariage. Mais surtout, le péché et la grâce sont donnés ensemble et d’une certaine manière le péché est la condition de la grâce. Ce n’est pas la vertu qui prépare à la vertu mais le crime et l’athéisme est le point de passage obligé au seuil de la conversion. Dostoïevski a porté au comble, au littéral , au vertigineux la formule de Luther : simul peccator et justus.
L’héritage posthume d’un grand homme contient au point de vue de l’exactitude historique du vrai et du faux.
Le vrai Dostoïevski me semble avoir été correctement perçu en Russie. Comme on peut le penser Lénine le vomissait , le considérait comme une saleté réactionnaire. Le plus grand auteur russe fut très logiquement en Union Soviétique un auteur interdit. En revanche la culture brillante de l’âge symboliste professait pour lui un culte équivoque. Il était accordé à son apocalyptisme, à son nationalisme messianique. Dostoïevski haïssait la révolution, mais en même temps il décourageait de résister sérieusement, c’est à dire politiquement à son oeuvre de destruction. Ce monde ne méritait pas d’être défendu. Attendons l’Apocalypse et l’Apocatastase. Pour Ivanov, pour Berdiaev, Dostoïevski tendait au bolchevisme un miroir métaphysique profond où l’Occident superficiel et vain était incapable de lire. Quand Berdiaev écrivait que le Bolchevisme avait eu au moins ceci de bon qu’il avait empêché la Russie de suivre le chemin de l’embourgeoisement européen, quand il reprit à la fin de sa vie un passeport soviétique, il n’était pas infidèle à l’esprit de Dostoïevski. L’enfer russe que, selon lui, seul un Russe peut comprendre est tout de même préférable à la satisfaction suisse. L’enfer est un lieu de mauvais anges, mais d’anges, et donc en en soi supérieur à la simple terre où les hommes tâchent de vivre. En plus on y souffre.
En relisant Dostoïevski, j’ai été frappé de voir combien nombre de ses thèmes ont été repris par Soljenitsyne. Certes, Soljenitsyne au Goulag, n’a pas adoré le pouvoir qui l’y avait jeté. Il l’a combattu au nom d’une idée fort concrète de la vérité et de la justice. Il n’a pas haï l’Occident pendant son exil. Il n’a pas eu cependant beaucoup d’estime ni de curiosité pour lui, et n’a pas fait l’effort d’apprendre l’anglais. Il n’a eu de pensée que pour la Russie, son histoire son essence, son destin, persuadé qu’aucun occidental ne pouvait la comprendre. Il a admiré Stolypine, y voyant, à la façon de Dostoïevski, le modèle d’une union du peuple avec un pouvoir d’en haut intelligent et fort. Comme son prédécesseur il compte sur le peuple, sur le Zemstvo, il l’appelle au travail, à la mise en valeur de la Sibérie. Comme lui il veut réunir “dans l’amour” l’Ukraine et la Biélorussie, il comprend mal l’identité persistante du peuple juif, il ne conçoit pas qu’un Russe puisse être chrétien en dehors de l’Eglise du patriarcat de Moscou. Le vrai point commun entre ces deux grands hommes est celui ci : le problème clé devant lequel se trouve la Russie n’est pas un problème politique, mais un problème national, moral et religieux. Ou encore : le national, le moral, le religieux peuvent et doivent se substituer au politique. La question est de savoir si l’on peut faire l’économie de l’ordre politique.
Tournons nous vers l’Occident. La fortune de Dostoïevski repose-t-elle sur une illusion ? Les bons connaisseurs de la Russie ne se sont pas laissé leurrer par le mirage. Mais ceux qui ne connaissaient pas les coulisses et les arrières plans russes de son oeuvre se sont ils laissé blouser par un Dostoïevski imaginaire ? Je ne le pense nullement.
Laissons de côté l’influence littéraire colossale de Dostoïevski sur la littérature mondiale. Faut il pour s’en tenir au seul domaine français, citer Bloy, Mauriac, Bernanos, Claudel mais aussi Proust, Gide, Jouhandeau, Simenon et combien d’autres ? Concentrons nous sur son influence spirituelle. La partie politique de son oeuvre est considérée comme une affaire intérieure russe qui n’intéresse guère l’Occident. C’est essentiellement le penseur religieux qui a été pris au sérieux. Melchior de Vogüe salue en 1886 dans le Roman russe une sorte de bouée de sauvetage capable d’insuffler dans notre littérature si tristement desséchée le supplément d’âme qui lui fait si tristement défaut. Il trouve Dostoïevski un peu fort de café, mais il reconnaît en lui l’interprète autorisé du “livre régulateur”, l’Evangile. Il ne remarque pas que ces Russes dont il admire l’originalité avaient été nourris de Buchez, de Leroux, de Lamennais, de Sand, de toute une littérature sociale-chrétienne un peu exaltée qui en France était largement oubliée, mais qui en Russie, lue avec retard, était encore fraîche et stimulait les écrivains. La Russie lui renvoyait dans un miroir grossissant, éblouissant, des thèmes qui avaient eu leur heure et revenaient maintenant avec le décalage d’une génération.
La trop forte liqueur dostoïevskienne a surtout été appréciée après les grands désastres de la première et de la seconde guerre mondiale. Il devient accordé à un monde en désarroi. Karl Barth dans son livre inaugural de 1918, l’Epître aux Romains se réfère constamment à Dostoïevski, aux côtés de Kierkegaard et de Nietzsche, les trois prophètes des temps de catastrophe. La théologie négative de Barth récuse toute religion, y compris la chrétienne, au profit d’une foi dont la teneur est difficile à expliciter. C’est pourquoi il emprunte littéralement à Dostoïevski le paradoxe qui fait de la négation de toute croyance, la propédeutique de cette foi et, de l’extrême du mal, l’introduction à l’espérance eschatologique : “Le cri du révolté contre Dieu est plus proche de la vérité que les artifices de ceux qui entendent le justifier”.
En 1959, en pleine hégémonie marxiste sur la France, le P. de Lubac conclut sur Dostoïevski son Drame de l’humanisme athée. Il le dresse dans un grandiose parallèle avec Nietzsche, son frère jumeau et son pôle opposé. La citation toujours opportune de Dostoïevski vient avec abondance soutenir sa thèse et enrichir la haute théologie du futur cardinal. J’en dirais autant des analyses de Romano Guardini, de Tillette, de René Girard, pour qui il ne fait pas de doute que Dostoïevski est un penseur chrétien de toute première importance et même qu’il a compté dans le développement personnel de leur foi sans que sa rectitude soit sérieusement déviée par ses hyperboles. Ont ils mal lu ? N’ont-ils pas vu où menait son anomisme voire son antinomisme surchrétien ? Ou bien peut-on simplement constater que les grands textes supportent plusieurs sens et plusieurs lectures ? Dostoïevski “grand homme” échappe de tous côtés aux limitations que son temps, ses passions, son pays lui ont imposés. Il échappe à la description où je l’ai enfermé. Ses délires, ses mensonges, ses folies, deviennent dans un autre climat et sous d’autres regards sa vérité et sa sagesse.


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