vendredi 11 janvier 2008

La Résistance française : Laurent Douzou

Laurent Douzou s'attache d'abord à mettre en perspective la dialectisation ontologique qui existe entre histoire et mémoire.
Histoire et mémoire travaillent toutes deux sur le temps déjà écoulé, mais traitent et analysent de façons divergentes le temps révolu. Laurent Douzou définit d'abord la mémoire, comme un objet complexe, comme « le vécu » tel qu'on se le remémore. Elle est définie, selon lui, par une forte teneur en émotion. Elle est une forme de présence du passé, mais elle renvoie sans cesse au présent, à ses inquiétudes, à ses attentes. Le temps de la mémoire surgit inéluctablement avec une charge affective inévitable et prépondérante. Portée par des individus ou par des groupes, elle évolue nécessairement entre souvenirs, amnésie, refoulement et processus de revitalisation. Elle s'inscrit dans un présent très fort, dans ce que Reinhardt Koselleck appelle l'espace d'expérience, univers contextualisé forcément source de projections, d'implications et de subjectivité. Par conséquent, la mémoire, dans le présent de ses réactivations successives, est l'objet de déformations incessantes, déformations qui lui sont à la fois inhérentes et étrangères, puisque la mémoire n'est pas consciente des déformations qu'elle génère. Il n'existe donc aucune linéarité de la mémoire dans le temps.
Laurent Douzou prend l'exemple du retour « des absents » lors de la libération. En 1945, l'image qui capte avant tout l'attention, est celle des « déportés résistants » victimes de la répression et de retour des camps de concentration. Dachau ou Buchenwald sont les symboles de la souffrance et de l'univers concentrationnaire. Depuis, deux ou trois décennies, avec l'émergence et l'affirmation d'une identité juive hexagonale, c'est à présent le « génocide » et les camps d'extermination qui sont fortement présents dans l'imaginaire social. Il y a donc eu, entre ces deux phases, un déplacement du centre de gravité de la mémoire nationale dépendant de deux temps successifs de souvenance et d'analyse du passé par la collectivité.
Le temps de la mémoire est finalement et simplement le temps du souvenir, qui ne peut jamais être complètement « objectivé » et « mis à distance.» Laurent Douzou s'interroge de ce fait, sur le traitement historique des témoignages et, en particulier, sur ceux concernant la Résistance et la Déportation. Lorsque le témoin interpelle un épisode passé de sa vie, que cette interpellation fait surgir forces « émotions », le récit qui découle de cette remémoration a pour lui une incontestable charge de véridicité. Il revit le passé tel qu'il pense que celui-ci s'est réellement déroulé. Or, ce passé révolu et interpellé a été entre-temps infléchi, modifié, remanié, amendé en fonction des expériences ultérieures du témoin, de l'évolution de sa vie et du contexte sociétal. C'est à dire que le passé a pris pour le témoin, des significations nouvelles. Mais de ces remaniements, le sujet n'est pas conscient.
À l'inverse de la mémoire, pour Laurent Douzou, l'histoire est fondamentalement définie par « la mise à distance », formule qu'il emprunte à Paul Ricœur. Elle est une reconstitution problématique et par nature incomplète, de ce qui n'est plus: c'est une représentation du passé, sous-tendue par des visées véritatives fortes, mais qui participe à la construction d'une mémoire collective dans une temporalité définie par la « mise en intrigue. » L'histoire est donc une construction qui s'élabore « avec » - dans la mesure où elle génère de la mémoire collective - et « contre » la mémoire dans la manière d'analyser le passé. Pour illustrer son propos, Laurent Douzou cite Pierre Nora, dans Les lieux de mémoire : « Interroger une tradition, si vénérable soit-elle, c'est ne plus s'en reconnaître unanimement le porteur. » Dans ce sens, l'histoire, participe donc bien à l'émergence et à la construction de mémoires collectives successives.
Ainsi, l'ancien combattant qui visite les plages du débarquement, les lieux …, se trouve in situ , dans des phases de réactivation de sa mémoire, forcément chargées d'émotion. Quand il se rend ensuite au Mémorial de Caen, il passe de la mémoire à l'oubli, de la mémoire à l'histoire, telle qu'elle a été élaborée par la communauté historienne, histoire qui procède elle-même d'un « lieu » et, qui génère une mémoire sociale. Faisant référence à l'épisode de la guerre d'Algérie, Laurent Douzou affirme que c'est dans l'histoire du temps présent, parce qu'il y a encore les témoins, que la tension est la plus vive entre histoire et mémoire. Au-dessus de l'épaule des historiens, il y a des têtes qui regardent, qui jaugent... Attentifs et critiques, les témoins suivent les évolutions historiographiques : les historiens écrivent donc sous surveillance. Reconnaissant bien souvent le travail d'érudition et d'intelligence de l'historien, les témoins sont cependant souvent déçus par l'historiographie. Ils ne s'y retrouvent pas, à la fois littéralement, dans l'index et, ils n'y retrouvent pas les « émotions » qui ont accompagné leur vécu.
Daniel Cordier, résistant, proche de Jean Moulin et historien biographe, identifie clairement, dans Jean Moulin, L'inconnu du Panthéon, le malaise et la tension permanente qui existent entre histoire et mémoire d'une part et témoignage et histoire d'autre part : « Ce passé encore si vivant, pour moi, m'apparaît maintenant comme l'improvisation d'un orchestre de jazz, dont les instruments auraient été perdus et dont une grande partie de l'enregistrement aurait été détruite Ce passé qui était parcouru d'enthousiasme brûlant, de dévouement sans calcul, ressemble à un concert joué une seule fois, et que les spécialistes s'efforcent de reconstituer avec des bribes de documents ou de témoignages. Au terme de leur enquête, peut-être découvriront-ils le nombre et la qualité de l'assistance, la composition de l'orchestre ou le genre de musique exécutée. Mais quelles que soient leur patience et l'exactitude de leurs recherches, jamais plus personne ne percevra dans cette musique la sensibilité particulière des musiciens et de leurs instruments, ni la richesse de sa mélodie et la complexité de son harmonie, tel que, "ce jour-là", elle fut exécutée. Tout au plus pourra-t-on tenter la transcription, plus ou moins exacte, des partitions, mais le déchiffrement de chacune d'elles juxtaposée ne restituera jamais la minute exceptionnelle de leur fusion rythmée. Seuls ceux qui y auront assisté conserveront dans leur tête la plénitude des improvisations de ce concert, sans être capables, à cause de leurs souvenirs déformés et de leur vocabulaire impuissant, de faire partager leur plaisir, figé à jamais dans leur mémoire solitaire. »
Cette longue citation prouve si besoin en était, que l'événement révolu, est par nature « absent », « autre » et, que l'écart entre le passé et le présent est irrémédiable. Les acteurs sont condamnés à jamais à conserver dans leur mémoire ce passé révolu, souvent ineffable et toujours déformé par la subjectivité du « regard » porté sur le passé par la mémoire. Jean Cassou, dans ce sens, a poussé encore plus loin l'analyse du rapport entre l'acteur-témoin et le processus de remémoration. « Pour chaque résistant, la Résistance a été une façon de vivre, un style de vie, la vie inventée. Aussi demeure-t-elle dans son souvenir comme une période d'une nature unique, hétérogène à toute autre réalité, sans communication et incommunicable, presque un songe. Il s'y rencontre lui-même à l'état entièrement libre et nu, une inconnue et inconnaissable figure de lui-même, une de ces personnes que ni lui, ni personne n'a, depuis, jamais retrouvée… » (Jean Cassou, La mémoire courte , Mille et une nuits, 2001, p. 39). Par conséquent, celui que l'écoulement du temps, mue en témoin et en observateur, finit par être étranger à son propre vécu. Lorsqu'il se remémore son passé, l'acte de regard ne peut se définir que comme une herméneutique de l'altérité, une herméneutique d'une double hypostase le « je » et le « je comme passé ». Jean Pierre Vernant, dans Mythe et vérité , s'interroge sur le fait d'écrire sur soi-même, sur son propre parcours, sur le mystère de la vie. Analysant ses choix, sa destinée et portant un regard sur son évolution, il se reconnaît dans les différentes temporalités de son existence, à la fois comme « autre » et comme « lui-même. » Ce qui tend à prouver que la mémoire individuelle, par essence indispensable et existentiale dans le sens où elle structure notre manière propre d'exister, est capricieuse par nature, infidèle et trompeuse, illusoire même. Sur ce thème Laurent Douzou invoque avec justesse, Pierre Bourdieu, dans Méditations pascaliennes . Ce dernier met les historiens en garde contre les « fausses trappes » de l'illusion biographique et de l'égo-histoire : « Les universitaires heureux (les seuls à qui on demande cet exercice d'école…) n'ont pas d'histoire et ce n'est pas nécessairement leur rendre service, ni à l'histoire, que de leur demander de raconter sans méthode des vies sans histoire. »
In fine, il devient nécessaire pour l'historien et le professeur d'histoire de s'interroger sur le « hiatus fondamental » qui existe entre « histoire vécue » et « histoire écrite. » Arlette Farge, dans Le goût de l'archive , affirme à ce sujet qu' « On ne ressuscite pas les vies échouées en archive. Ce n'est pas une raison pour les faire mourir une deuxième fois. » Laurent Douzou met aussi clairement en garde les enseignants sur le soi-disant « devoir de mémoire » parfois invoqué au milieu des années 1990 et, sur la place et le traitement du témoignage oral dans les classes. Lorsque le professeur décide l'intervention d'un témoin en classe, le danger réside principalement dans le fait que, très souvent, la qualité d'écoute est exceptionnelle, car les élèves ont l'impression inexacte que d'un coup, ils accèdent au présent du passé restitué avec émotion et véracité. Comme l'historien, la classe, le professeur, à l'écoute des témoins et de la mémoire, se doivent en amont d'effectuer une phase de contextualisation et, en aval d'éplucher, de travailler, de disséquer ces témoignages avec le plus grand recul critique et la plus grande prudence.
Périodisation du thème des mémoires de la seconde guerre mondiale
Dans un troisième temps, Laurent Douzou rappelle que depuis Maurice Halbwachs dans les années 20, la problématique histoire-mémoire a beaucoup évolué. Mais depuis 30 ans, au lieu de présenter la contradiction histoire-mémoire comme insurmontable, les historiens ont commencé à penser que la mémoire, jusque dans ses défaillances, ses troubles, ses mensonges, au lieu d'être stigmatisée, pouvait devenir un « objet d'histoire. » Cette inflexion patrimoniale et mémorielle débute au milieu des années 70 à la suite de l'apparition dans le champ social du négationniste. Les historiens ont, de fait, commencé à s'intéresser aux mémoires de la Seconde Guerre mondiale. Laurent Douzou s'appuyant ensuite sur une contribution de Robert Frank à La France des Années noires , esquisse une mise au point scientifique sur la périodisation concernant ce nouveau thème au programme du cycle terminal. Il distingue 4 périodes.
La première période (1945-1947) est un intervalle court de « deuil et d'unanimité résistancialiste. » Durant cette période, les Gaullistes ont imposé durablement, au fil des commémorations, les principaux mythes de la libération et de la résistance. S'impose à cette époque une vision consensuelle et une lecture résistancialiste de l'histoire de la seconde guerre mondiale. D'autre part, à cette date, il n'existe officiellement aucune fragmentation mémorielle des groupes victimes de la déportation, de l'extermination, de l'emprisonnement, ou du déplacement. C'est une vision globale et englobante des mémoires qui l'emporte. Au printemps 45, le vocable utilisé pour parler des différents groupes non rapatriés est celui d'« absents ». Mais en réalité, l'image qui capte l'attention est celle des « déportés résistants » victimes de la répression nazie. Véritables héros nationaux, l'Etat leur réserve toutes les distinctions honorifiques. De fait, l'ensemble des rapatriés est assimilé à la masse indifférenciée des « déportés » et, les juifs de retour des camps d'extermination ne sont pas considérés comme un groupe spécifique ayant échappé à l'anéantissement.

Ce document est un travail universitaire récupéré sur Internet : je citerai mes sources dès que je les aurai retrouvées...


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