samedi 9 août 2008

Vroubel, un artiste à part









Au salon d'automne à Paris de 1906, trente salles étaient consacrées à l'art russe. Une salle avait été réservée au peintre Mikhaïl Vroubel : cette salle était généralement déserte. Cependant, un curieux témoignage d'un autre peintre russe, Sergueï Soudeïkine, nous est resté qui relate que Pablo Picasso passait des heures entières devant les tableaux de Vroubel.

Il serait bien sûr très naïf que de vouloir tirer des rapprochements entre deux oeuvres dissemblables, mais il est vrai que seuls quelques contemporains ont perçu en Vroubel un talent exceptionnel. De son vivant, il fut mal compris et peu apprécié, n'étant pas fidèle à un courant ou une théorie mais plutôt en proie à une perpétuelle remise en question, à un sentiment d'insatisfaction.

Vroubel a laissé relativement peu de travaux achevés : l'élaboration de l'oeuvre le passionnait plus que son aboutissement. C'est ainsi que beaucoup de choses sont restées inexprimées.

Certaines pages de l'enfance de Vroubel sont importantes à connaître : la mort de sa mère quand il a trois ans, les déménagements continuels de la famille, la touchante amitié qui le lie à sa soeur aînée, Assia, à qui nous devons des souvenirs sur le peintre et qui surtout sauva plus d'une fois Vroubel par son dévouement dans les moments difficiles.

A dix-huit ans ses goûts n'étaient pas définitifs même si l'art l'attire : son père accueillit avec intérêt l'inclination de son garçon, lui qui vouait une tendre affection à son fils et souffrit de le voir ensuite de le voir « différent des autres ». Son approche de l'art fut assez banale : il ne faut pas réécrire l'histoire par la suite de ses oeuvres. D'ailleurs pas de goût pour la méditation profonde mais plutôt des lettres ironiques et gaies. Probablement n'aime t il pas faire part de ses réflexions et ne veut il pas imposer aux autres ses pensées propres.

La base de la culture russe lors de sa jeunesse (même si on ne sait quel fut le positionnement de Vroubel à l'égard de cette vie culturelle) était politique et les notions de conscience, de morale, de responsabilité morale constituaient son nerf principal.

On pouvait ne pas aimer, ne pas accepter ni même lire Dostoïevski ou Tolstoï mais après l'Idiot, l'Adolescent, Anna Karénine et les Frères Karamazov, un mur s'effrondrait et révélait aux gens les profondeurs de leur propre conscience et de leurs pensées.

De nouveaux critères venaient modifier les points de vue de ceux qui écrivaient des livres, de ceux qui les lisaient et même de ceux qui en parlaient sans les avoir lus.

Durant sa dernière année universitaire, Vroubel ne dessinait plus simplement : il avait de l'originalité. A l'automne 1880, âgé de 24 ans déjà, il entra à l'académie des beaux-arts et le sort voulut qu'il y rencontra les gens les plus renommés : il fit la connaissance de Serov alors âgé de 15 ans et travailla l'aquarelle avec Repine considéré alors comme le premier peintre de Russie. Ceux ci devinèrent immédiatement chez le peintre un talent original et exceptionnel, tandis que lui comprenait leur importance sans vouloir faire de leurs opinions et travaux des absolus.

Vroubel encore jeune vit s'accentuer la disproportion entre l'impétuosité du développement des moyens d'expression littéraires et la relative lenteur de ce même processus dans la peinture. Kramskoï à la tête de la société des Ambulants résume la situation : « Après les frères Karamazov (et durant sa lecture), je regardais autour de moi avec effroi et m'étonnais de voir que tout allait comme par le passé, et que la terre ne s'était pas retournée sur son axe... Bref cela avait quelque chose de si prophétique, ardent et apocalyptique qu'il semblait impossible de garder la même place que la veille, d'éprouver les mêmes sentiments, de penser à autre chose qu'au jour du jugement dernier ».

Pour autant les qualificatifs de prophétique et d'ardent s'appliqueront plutôt aux travaux de Vroubel qu'à ceux des Ambulants quand bien même ceux-ci insérèrent dans le champ de la peinture les personnages du drame social russe.

Il est curieux par ailleurs que Tolstoï et Dostoïevski qui avaient créé un nouveau système d'approche du monde par la littérature aient préféré considérer la peinture comme un art consistant à reproduire la réalité de manière objective et dont l'exigence première était la vraisemblance. Or les élèves ambulants cessaient d'être des copistes zélés et au sein d'eux se détache comme un « compagnon de route » Vroubel. Un pédagogue de premier ordre animait alors l'académie des beaux arts : Tchistiakov qui savait infailliblement déceler les particularités de chaque talent. Il possédait la rare et précieuse qualité de savoir enseigner ce qui dépassait son modeste talent, mais qui était accessible à un élève doué. « Il sait dessiner, il comprend, mais ne peut atteindre et réaliser ce qu'il comprend » rappelait Vroubel à son propos. Avec non moins de clairvoyance, Tchistiakov parlait de son élève : « celui-là, l'analyse des choses le démangeait tellement, qu'il en perdait facilement les rênes ... il fallait le retenir pour qu'il ne passe pas à travers le sujet ... »

Vroubel comme Tchistiakov dans des styles différents cherchent à obtenir l'harmonie de la nature et Vroubel était effectivement prêt à « traverser le sujet »pour comprendre la magie de son harmonie et montrer le processus même de sa propre pénétration dans la nature. Un simple dessin d'écorché se transformait chez lui en quelque sacrement : en cherchant à comprendre la nature, il essayait de saisir le rapport qui l'unissait à elle.

« Tu copies mais tu ne dessines pas » : ce reproche que Vroubel adressait à Korovine explique beaucoup de ses recherches ainsi que cette autre phrase : « Essaie de remplir cette feuille, comme çà de manière intéressante, juste pour la beauté des formes ». Ne pas copier mais dessiner de manière à produire quelque chose d'intéressant sur la feuille, soit un refus de la tradition académique stricte qu'il enrichissait des découvertes sans compromis de sa vision personnelle et de son expression individuelle.

Déjà, dans les premiers temps, il se conduit à l'isolement. Il ne pouvait rien accepter et sans preuves. Sans complaisance pour lui-même, il en venait à ne rien pardonner, même à ceux qu'il admirait le plus et ne cacha pas à Répine que son oeuvre ne le séduisait pas.

Mais Tretiakov le célèbre collectionneur doit reconnaître cependant, en examinant l'une des esquisses de Vroubel qui ne lui avait pas semblé intéressante auparavant : « En effet, je n'avais pas compris avant. Il semble que c'est bien autre chose que ce que l'on voit ordinairement ».

Cette « autre chose », elle était présente dans l'art de Vroubel depuis le début. Le peintre avait passé la période où on se contente d'imiter et il n'avait subi d'influence décisive. Vroubel traversait cette période où les erreurs du néophyte coexistent avec les révélations du génie. Il travaillait à la limite des possibilités humaines : « je me suis accroché à mon travail, si l'on peut s'exprimer ainsi ». Dans cette même lettre, il écrit : « Entre l'élaboration d'une esquisse de tableau et une masse de petits travaux préparatoires, il ne faut pas oublier la fréquentation assidue de l'académie et les longues séances de dessin anatomique, et voilà l'emploi du temps ... ».

Bientôt un événement se produisit qui ressemblait fort à un hasard : le peintre fut invité à Kiev pour travailler sur la peinture de l'iconostase de l'église Saint-Cyrille. Le professeur Prakhov projetait de créer une nouvelle iconostase dans le style byzantin à partir du résultat de fouilles. A Kiev, le peintre découvre l'art de la Russie ancienne et de Byzance : il passe des soirées entières avec Prakhov à examiner les reproductions de vieilles mosaïques et des fresques de la Russie ancienne. Il est paradoxal qu'un artiste prédestiné à devenir le porte parole des nouvelles recherches soit infiniment loin des problèmes de l'art contemporain. Il passe également à l'époque de longues heures dans les palais et cathédrales de Venise et les églises de Ravenne.

Menant une vie austère, presque celle d'un ermite, il cultive inconsciemment dans son âme des pensées et des images qui devancent le développement des idées artistiques en Russie. Détaché des expositions russes et étrangères mais revenant aux sources anciennes, il cherche avec frénésie les motifs où la beauté sublime du passé s'unirait à une expression propre, pleine et libérée.

Si l'on étudie à fond l'art de Byzance et de la Renaissance, il semble évident que Vroubel est loin en fait de ce que Prakhov appelait style byzantin. Dans l'image de la Vierge à l'enfant, seules l'apparence précise de la composition et l'uniformité rayonnante du fond rappellent les mosaïques de Ravenne.

Tout en poursuivant son travail assidu, Vroubel se fie de plus en plus à sa fantaisie et à sa mémoire ; il oublie ce qu'il apprend et spécialement lorsqu'il peint les grandes compositions pour l'église saint-Cyrille. Vroubel travaillait sans aucun modèle et entamait une peinture par un petit bout en mettant au point pour ne plus jamais y revenir chaque partie de la toile ou du papier jusqu'à son exécution définitive.

L'originalité exceptionnelle de tout ce qu'effleurait la main de Vroubel se révélait aussi dans le genre du portrait. On a souvent eu envie et avec raison de parler de l'imperfection de nombreux tableaux de Vroubel, entre autres de ses portraits. Il ne faut pas cependant exclure l'imperfection consciente d'elle-même, quand le peintre, certain que le maximum d'expressivité avait été atteint a arrêté son travail en cours de route. Cet inachevé significatif est perceptible dans beaucoup d'autoportraits.

Après Kiev, il part pour Odessa où il commence à travailler sur le Démon thème que l'on peut considérer sans exagération comme fondamental dans sa création. Dans le calme de cette petite ville provinciale oubliée, Vroubel est solitaire dans ses recherches si proches de celles de ses contemporains, inconnus de lui et qui le méconnaissent. Cependant, cette solitude comporte un mérite, celui de laisser le peintre indépendant ; sans savoir bien entendu que son oeuvre créée dans la solitude incarnerait avec le temps les recherches de l'époque dont il voulait tant se démarquer.

L'automne 1885, le peintre est de nouveau à Kiev et ses affaires vont mal. Il donne des cours et manque d'argent, le travail sur le Démon lui prend beaucoup de temps et de force morale. Soit dit en passant, Vroubel n'est alors pas un ascète et au cours de ce surmenage spirituel, de la soif inassouvie de perfection, la première et pénible approche, à cause de son échec, du thème du Démon, l'indigence et son mode de vie l'amènent à une fêlure morale dont témoignent les premiers signes d'une maladie qui évoluera par la suite de façon tragique.

Mais c'est justement à cette époque que de nouvelles facettes de son talent apparaissent (Le conte oriental, la Petite fille sur le fond d'un tapis persan), mais si aujourd'hui dans l'optique du recul historique, nous voyons dans le Vroubel de 1886 un grand maître qui se forme, ses contemporains étaient enclins à le considérer comme un raté.

Par exemple, les esquisses de Vroubel pour les peintures murale de la cathédrale Saint-Vladimir ne furent pas réalisées, condamnées depuis le début. Prakhov dit lui-même que pour les peintures murales de Vroubel, il aurait fallu une cathédrale d'une style tout à fait particulier. Autrement dit il n'y avait de place pour elles ni dans le passé ni dans le présent mais seulement dans le futur. De plus l'art contemporain de Vroubel s'était déjà détaché de la peinture religieuse et de ce fait, cette fois encore, le peintre restait seul et mésestimé.

A 33 ans, l'époque kiévienne de Vroubel touche à sa fin : il ne s'est toujours pas révélé et le peu qu'il avait pu créer n'avait été véritablement été apprécié par personne. Vroubel est presque miséreux. Mauvais pédagogue, il donne des leçons privées et accepté de colorer des photographies, mais il accueille sa mauvaise fortune avec sérénité. Le travail intérieur et la reprise des travaux sur le Démon expliqueraient cet entrain surprenant.

A partir de 1889, il gagne Moscou : les portes de la maison Mamontov s'ouvrent devant lui. Il tombe dans la vie artistique russe moscovite et retrouve Serov notamment. A Moscou il reçoit aussitôt des commandes. Surtout les éditions Kouchnerov lui commandent une série d'illustrations pour la publication commémorative des oeuvres de Lermontov. La possibilité apparut de se consacrer totalement au Démon thème auquel Vroubel rêvait depuis longtemps. Cette chance coïncida avec l'achèvement dans la demeure moscovite de Mamontov du premier grand tableau consacré au Démon. « Depuis un mois déjà, je peins mon Démon, écrit il à sa soeur. C'est à dire non pas ce démon immense que je peindrai avec le temps mais quelque chose de « démoniaque » : c'est une silhouette à demi-nue, une figure ailée, jeune, sur un fond de soleil couchant, et regarde une clairière aux arbres fleuris dont les branches, pliant sous les fleurs, se tendent vers elle ». Il s'agit du Démon assis, l'une des plus célèbres toiles du peintre. Aussi splendides que fussent les Démons de Vroubel, il ne faut pas oublier que les spectateurs de l'époque n'en connaissaient que des fragments entrevus et sans doute pas les meilleurs de l'ensemble. Vroubel parvenait à de remarquables résultats mais qu'insatisfait il repeignait à nouveau.

Le Démon assis est une image différente par son aspect que le prototype sculpté : il y manque également ce désespoir refermé en lui-même, sombre fier et convulsif qu'on retrouvera dans d'autres expressions du Démon ultérieures. Le héros du tableau est jeune et beau, il y a dans sa perfection, dans son torse magnifique et puissant quelque chose de Michel-Ange. Sa silhouette gigantesque pour le cadre du tableau est empreinte d'une tristesse qui n'a rien de terrestre, ses muscles vigoureux ont la force vaine et comme accablante du Démon, lassé d'être doué d'une puissance inutile. Une puissance inutile, voilà qui ressemble au Vroubel de l'époque. Ce n'est pas la peine de chercher des correspondances trop autobiographiques dans l'image du Démon, mais la filiation de l'auteur avec le sujet du tableau ne fait pas de doute. Comme son héros il est enfermé dans le cercle de ses pensées féériques, comme le Démon, il reste solitaire dans le monde créé par son imagination et qu'il n'a pas la force de révéler aux hommes. Maturité technique et signification émotionnelle se conjoignent particulièrement dans cette oeuvre.

Cet article sur l'avènement Vroubélien est issu de l'ouvrage de Mikhaïl Guerman, Vroubel, daté de 1986.


3 commentaires:

mt a dit…

Je n'aime pas ces tableaux ; ils sont comme toi en ce moment, écorchés vifs. Ils me rendent tristes.
Pourquoi.....tu portes cette tristesse qui n'est pas dûe qu'à ce moment particulier ?
mais que j'ai trop souvent rencontrée en toi depuis que je te connais.

le vilain petit canard a dit…

Tu devrais comparer ton commentaire avec celui sur l'article précédent, qui porte sur un film triste : qu'est devenue la jeune femme, les deux seuls « intellectuels » sont seuls revenus à leur condition initiale, tout va être englouti, etc.

Je sais que tu m'écris cela avec amitié, mais devrais je accepter toutes les remises en cause ?

Je crois que voir le monde d'une manière lucide rend certes pessimiste, mais ce que j'appellerai un pessimiste optimiste. Voir d'abord pour se battre ensuite. Et ceux qui ne veulent pas voir manquent quelque chose.

D'ailleurs Vroubel est un bon exemple comme d'autres de pessimistes dont le message a fini par porter : il a « réussi » au sens où son message passe : les plus grand musées russes font de lui un des plus grands...

Tous les artistes n'ont ils d'ailleurs pas ce rapport ambigu à l'existence !! Ce n'est pas tout à fait « plus belle la vie !! » de Baudelaire Rimbaud etc.

J'esquive la réponse car je ne parle pas de moi. Mais ce blog reste trop peu intimiste pour me dévoiler !

mt a dit…

OK bien vu,
no comment,
mais la vie n'a pas toujours été comme elle l'est maintenan. Il y a une blessure qui ne se refermera jamais totalement même si grâce à elle je suis devenue ce que je suis... alors voilà pourquoi j'ai peur de la tristesse (je me bas souvent contre elle)(les apparences sont trompeuses...)

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