dimanche 17 août 2008

Pourquoi pas des femmes dirent les professeurs

Je vais m'essayer à résumer en plusieurs épisodes (une manie en ce moment) l'ouvrage auto-biographique de Germaine Tillion résistante mais aussi très grande ethnologue qui présente l'avantage de présenter de manière synthétique mais suffisamment complexe la thèse argumentée de son oeuvre : "il était une fois l'éthnographie" réussit brillamment à balancer entre récit individuel passionnant et thèse d'ethnologie ambitieuse et compréhensible à la fois.

J'ai essayé de respecter le goût humoristique de l'intéressée et je crois que cela devrait contribuer à l'intérêt de la lecture ...


En 1933, différents messieurs réunis à Londres et chargés d'années et de titres universitaires devaient répartir des crédits scientifiques internationaux. Une tranche de ces crédits devait revenir à la France et il fallut en conséquence choisir dans notre immense empire un lieu jugé à la fois mal connu et digne de l'être. Ce fut l'Aurès qui sortit de la Corbeille, perdu dans le sud de la somnolente Algérie ...

Pourquoi ne pas y envoyer des femmes ? Dirent les professeurs. (Les professeurs ont toujours plusieurs longueurs d'avance sur les ministres).

Il va de soi que le sens pratique et le génie créateur des eskimos, papous, mélanésiens, australiens natifs et amérindiens était une vérité révélée pour moi alors qu'une partie même vaste et sans route d'un département français cela me semblait petit et proche et pas à la mesure de mon immense curiosité du monde.

Il convient toutefois aux débutants, et plus encore aux débutantes de borner leurs ambitions. Je pris donc contact sans retard avec l'Ecole nationale des langues orientales vivantes afin de me documenter sur l'Aurès, le berbère et les Chaouïas.

Première question de débutante : quelle est l'origine linguistique de ce mot « chaoïa » ? Réponse : ce mot est arabe et sert à à la fois à nommer un métier, une ethnie et une langue étrangère. Le métier peu rentable est celui de gardien de petit bétail; l'ethnie vit retranchée sur un massif abrupt ; la langue qui lui appartient fait partie de la grande famille berbère.

Alors pourquoi avoir donné un nom arabe pour servir d'identité à des gens qui de tout temps ont parlé le berbère ? Et pourquoi les Arabes ont ils choisi un nom de métier si peu estimé ?

Réponse : tout d'abord, les intéressés, c'est à dire les Chaouïas, n'ont pas été consultés. Ensuite les noms réservés aux voisins sont rarement flatteurs (bougnats est une expression réservée par les Parisiens aux Auvergnats, qui signifiait également marchand de vin et de charbon !!)

Les messieurs en question avaient prévu deux missions féminines pour l'Aurès. L'autre bénéficiaire, Thérèse Rivière travaillait à plein temps depuis de nombreuses années dans le musée de l'Homme. Mais parisienne de naissance, elle ne connaissait directement que la place du Trocadéro et la rue montmartre où elle habitait.

Un peu plus avancée qu'elle, j'avais interviewé quelques indigènes du Cantal, de la Bretagne et de l'Ile-de-France. En outre, campant la nuit, j'étais capable d'allumer un feu de bois.

Le caractère de Thérèse était facile et gai et nous nous entendîmes sans difficulté. Ambitionnant de faire l'une et l'autre le plus de travail possible, nous avions mitonné un programme assez écrasant pour décourager plusieurs équipes de chercheurs et nous emportions évidemment tout le matériel correspondant : une trousse de naturaliste, d'un anthropologue, un attirail d'arpenteur-géomètre, un appareil de prises de vues avec une mention spéciale à l'appareil d'enregistrement du son, si volumineux et fragile qu'il fallut une caisse bardée d'amortisseurs en caoutchouc. Avec sa caisse d'une soixantaine de kilos, il s'avéra que les mulets fermement décidés à ne pas porter plus d'un quintal avaient su imposer cette limite à leurs propriétaires.

Or l'infernale mécanique devait être contrebalancée sur le bât contraire avec une charge d'un poids correspondant. Comme le tout dépassait alors le quintal fatidique, le mulet refusait d'avancer, le propriétaire du mulet prenait le parti de sa bête et les autres propriétaires de mulets intervenaient à leur tour dans le débat avec éloquence cela va sans dire. Bonne occasion pour tous les autres mulets de jeter leurs charges à terre et de se donner un peu de bon temps – jusqu'à ce que après des heures de palabres après avoir défait et refait dix fois toutes les charges, on ait enfin découvert dans le village l'unique mulet non syndiqué susceptible de consentir à porter la maudite caisse.

Le tout nécessitait une douzaine de bêtes. Or il faut se dire que le propriétaire du mulet ne l'entretenait pas pour l'unique équipe d'ethnologues qui songerait à parcourir la région mais pour labourer, moissonner, transporter le grain. L'animal se trouvait donc à la moisson, au marché, au labour ou encore en transhumance sur une montagne inaccessible à moins que ce ne fût en pèlerinage ou en visite matrimoniale quelque part au delà de l'horizon. A partir de février, le simple passage d'une douzaine de bêtes et les nécessités de leur ravitaillement suffisaient pour présenter des difficultés quasi insurmontables dans une région sans commerce, sans route, où l'endettement chronique des pays pauvres contraignait chacun à vendre, dès la récolte, toute l'orge qui ne lui était pas strictement nécessaire pour survivre. Parfois même un peu plus.

Thérèse détestait écrire et souhaita d'emblée se réserver l'étude des techniques. Il fut donc convenu entre nous que je m'occuperais « du reste »... Ma collègue tomba assez vite très malade et dut aller se faire soigner à l'hopital d'Arris. A l'improviste, je fis donc dès mes débuts l'expérience de la solitude et du dépaysement.

Quand elle fut rétablie, Thérèse reprit ses enquêtes sur les techniques mais dut convenir que son travail était déjà décrit dans la thèse de Mathéa Gaudry sur la Femme Chaouïa de l'Aurès. Impossible de faire une thèse sur le sujet. Elle eut alors l'idée de constituer pour le Musée de l'Homme une collection de beaux objets de la vie quotidienne et il lui fallut donc se déplacer beaucoup et elle s'organisa en achetant les chevaux et ânes nécessaires. De mon côté, je commençais à constituer les généalogies d'une population très isolée, cela sur la profondeur de la mémorisation orale (donc environ deux siècles) et en y joignant tous les évènements retenus par la mémoire. Soit un travail qui me sédentarisa sur un rocher abrupt.

Quand un collaborateur bénévole vint aider Thérèse, nous dûmes par nécessité séparer nos équipes. Mais j'avais souvent des nouvelles de mes collègues, grâce à ces inconnus qui circulaient sans cesse et sans raison apparente dans les pays privés de route. De temps en temps Thérèse et Faublée passaient aussi à proximité de mon rocher et c'était alors une bonne occasion d'améliorer notre ordinaire.


1 commentaire:

mt a dit…

Maintenant que j'ai commencé cette lecture, j'attends la suite ....
Allez petit canard, Hi! Hi! Hi!reprends ta belle écriture,

Archives du blog

Mes thèmes préférés

Rokia Traore - Un cri d'amour pour l'Afrique

Irma vep

Irma vep
Maggie Cheung

Mes citations

"Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."

Hölderlin, Hyperion



"Dans tes faux-fuyants,
Les crimes ont été escamotés
Dans un endroit
Où ils peuvent oublier"

Portishead



"Je suis d'une morale douteuse : je doute de la morale des autres"

Marguerite Duras



Je suis bourré de condescendances
Pour mes faiblesses si dures à avaler
Ce qui fait que je flanche
Quand on essaie de m'apprécier

Miossec, le chien mouillé (en silence)