lundi 17 août 2009

Les contradictions et l'histoire

Suite du voyage avec Giuseppe Rensi :

Si tu adoptes leur point de vue, si, susceptible de revivre en toi, jusque dans sa source et dans son motif essentiel, une autre vie et une autre pensée telles qu'elles sont (c'est-à-dire sans les transfigurer dans les tiennes, comme ont l'habitude de le faire des penseurs très en vue parmi nous), tu te laisses aller à la sympathie envers ce penchant de pensée auquel tu te présentes ; si tu agis ainsi, ne sens-tu pas que toutes ces intuitions contraires s'ordonnent parfaitement, et que tous ces philosophes qui s'opposent ont, de fait, tous également raison ? Que signifie le fait que non seulement chaque système philosophique propre incarne une intuition différente, mais de plus, que nous, humains, pour ce qui constitue notre vie profonde et véritable, en art comme en morale, en religion comme en politique, nous pensons différemment, nous avons des points de vue antithétiques, nous possédons en propre un univers spirituel exclusif, et d'autant plus spécifique et distinct que la civilisation progresse, de sorte que, désormais, si sur tel élément nous pouvons nous accorder avec un tel et sur tel autre élément avec tel autre, dans son ensemble indissociable, nous ne sommes plus d'accord avec personne ? Plus encore, que signifie le fait que non seulement nous ne sommes pas d'accord entre nous, mais encore que nous ne sommes pas d'accord en nous- mêmes ; que, comme on dit, la pensée évolue, et que nous ne pensons plus aujourd'hui ce que nous pensions hier, nous ne considérions plus comme vrai ce qui nous semblait tel hier ; que chacun de nous se contredit lui-même à mesure que le temps passe ? Que signifie, par ailleurs, le fait que chacun de nous se contredit non seulement à mesure que le temps passe, mais sur le moment même ; que non seulement l'homme du commun conserve dans sa conscience l'un à côté de l'autre, parce qu'il ne les analyse pas, des éléments contradictoires, des opinions religieuses qui jurent entre elles ou avec ses convictions scientifiques, ou pratiques, des opinions politiques qui s'affrontent l'une l'autre ou entrent en confit avec les convictions morales ou économiques, et que même celui qui fait profession de penser et de coordonner en un tout systématique les pensées, le philosophe, s'il est un penseur riche et vivant, se contredit lui aussi ? Car il n'est de grand philosophe, et pas même de philosophe de quelque importance, qui n'ait fait preuve d'indéniables contradictions ; et celui en qui les autres n'ont pu les découvrir ou qui ne s'en est pas préoccupé, se rend compte aussi, en parcourant d'un seul coup d'œil, et avec la parfaite connaissance intérieure de sa propre facture, son système, qu'il y a placé (s'i1 a pensé avec passion et sincérité et en ne se préoccupant que de vivre sa pensée) des éléments contradictoires qu'il pourrait, certes, supprimer, mais seulement au prix de supprimer aussi ce qu'il perçoit comme vérité, et qu'il ne veut donc pas éliminer parce qu'il sent que tous, pour contradictoires qu'ils sont, correspondent à des vérités, et que, s'il sacrifiait l'un ou l'autre, il sacrifierait des vérités. On peut même dire que le fait qu'il y ait ou non des contradictions chez un penseur fait la différence entre celui qui pense par besoin de penser et celui qui pense pour faire des livres. Ce dernier, qui ne se sent responsable que vis-à-vis de son système, évite les contradictions, comme il est bien aisé de le faire, c'est-à-dire en taisant ou supprimant tous les développements de sa pensée, bien réels pourtant, qui se profilent bel et bien aussi dans son esprit, mais ne sont pas entièrement compatibles avec l'idée qu'il a voulu placer au centre de son système. Mais le premier se préoccupe uniquement de faire de sa pensée un baromètre sensible qui varie selon la pression tout aussi variable et multiforme de la réalité, ou en d'autres termes, de faire en sorte que sa pensée forme et voie librement surgir en lui, selon le mouvement incessant de son flot, une Image de la réalité. Et donc se contredit.

Je me contredis ? Pour sûr.
Pourquoi t'en étonner?
Ne sommes-nous point nés
du doute et du parjure ?

Ne sais-t'u pas (ô doux mystère !)
que la contradiction
c'est l'âme, la raison,
la vie du monde tout entière ?

Etre unique et multiple à la fois,
incohérent et harmonieux,
consiste à recréer en soi
un univers des plus glorieux.

A.Graf, Mi Contradicco ? In Rime della Selva

l'histoire est elle-même uniquement formée par une synthèse sélective, pour laquelle certains faits présents sont préférés à d'autres, sont investis de valeur et s'enchaînent en un ensemble constitué lui aussi par l'intermédiaire d'un jugement de valeur et d'une référence à des valeurs, alors que dans la réalité historique demeurent d'autres faits et enchaînements de faits en nombre infini qui étant donné une différente attribution de valeur, deviennent l'histoire, eux plutôt que ces autres , de même tout système n'est que la sélection d'une ligne de pensées s'enchaînant entre elles, d'une ligne de pensées articulées entre elles parmi de très nombreuses autres lignes différentes, toutes existantes et présentes dans le royaume mental génèral, tout comme celle qui a été choisie. Comme une mélodie qui se déroule logiquement à partir d'un motif initial choisi, et étant donné ce choix, parallèlement à d autres mélodies possibles, étant donné le choix d un motif initial, différentes et présentes et existantes dans le champ musical général.

De sorte que tous les systèmes philosophiques sont vrais n'y comme sont vraies toutes les mélodies différentes, et tous ces différents développements de thèses. Et le même individu peut donc légitimement construire les systèmes philosophiques les plus opposés, tout comme le même musicien peut couvrir de notes les thèmes musicaux les plus disparates.

Mais que signifie, alors, l'existence des contradictions ? Et que signifie cet autre fait selon lequel il y a une histoire, c'est à-dire un processus, un progrès, un changement ? Que l'on y prenne garde : ces deux faits se réduisent au fond à un seul. Qu'est-ce que l'histoire, en effet, sinon la contradiction, la série des contradictions ? L'histoire n'existe que parce que chaque jour est différent de la veille et chaque lendemain différent de chaque jour, donc que chaque jour contredit chaque veille et chaque lendemain contredit chaque jour. L'éternellement différent de ce qui, à chaque moment, est, c'est-à-dire l'éternel changement et contradiction de ce qui est : voilà le principe de l'histoire. Il y a histoire parce que les hommes se contredisent, pensent différemment, sont en désaccord et continuent de réaliser dans les faits des opinions différentes de celles réalisées peu auparavant ; parce que chaque opinion qui se réalise dans les faits projette, face à soi, un désaccord qui veut à son tour se réaliser à la place de l'autre, et il y parvient tout en donnant naissance pourtant à un nouveau désaccord qui, à son tour, veut se traduire en fait, et ce faisant, engendre et accroît et fortifie une nouvelle opinion différente qui par la suite deviendra un fait ; et ainsi jusqu'à l'infini. Contradictions et histoire sont unum et idem (une seule et même chose) .
Quelle est donc la signification des contradictions et de l'histoire ? la signification que nous en donnons, disais-je, est celle qui, à propos de chaque autre chose, révèle ce que nous sommes.

Il ne peut plus donc s'agir simplement, selon moi, de démontrer, parce que rien ne se démontre dans le domaine de cette intuition individuelle de la vie qu'est la philosophie (laquelle, de fait, devrait une bonne fois pour toutes déposer le masque de la science, et se reconnaître comme la poésie des concepts), mais de chercher à faire percevoir avec cette même perspicace vivacité qui est en moi cette signification dont, dans la lumière crue où je me suis toujours davantage immergé, je vois ces deux faits des contradictions et de l'histoire qui donnent véritablement accès à ce que l'on nommerait interiora rerum (l'intérieur des choses).

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