dimanche 7 décembre 2008

La séparation d'avec Alabanda et la tristesse des jours vides

J'étais descendu jusqu'aux lieux où Ephèse, jadis, s'était dressée dans le bonheur de la jeunesse, et Teos, et Milet ; là, j'étais monté jusqu'à Troie, la veuve sainte, avec Alabanda... Comme un dieu, j'avais régné sur lui; avec la tendresse confiante d'un enfant, j'avais obéi à son regard; j'avais goûté avec joie à la saveur de son être, toujours heureux quand je tenais la bride à son cheval ou qu'en de splendides décisions, de hardies pensées, dans le feu des paroles, soulevé au-dessus de moi-même, je croyais toucher son âme !
Maintenant tout était fini. Je n'étais plus rien, on m'avait dépouillé à jamais, j'étais devenu, sans même savoir comment, le plus pauvre des hommes.
“Ô erreur eternelle ! pensai-je, quand l'homme s'arrachera-l-il à tes chaînes ?”
Nous parlons de notre coeur, de nos desseins, comme s'ils nous appartenaient ; mais c'est une puissance inconnue qui nous mène, qui nous couche au tombeau à son gré, et nous ne savons ni d'où elle vient, ni où elle va.
Nous voulons grandir, nous voulons déployer nos frondaisons, mais le sol et le temps commandent, et si l'éclair tombe sur ta couronne et te fend jusqu'aux racines malheureux arbre, qu'y peux-tu ?
Ainsi pensais-je. T en désoles-tu, mon Bellarmin ? Tu en entendras d'autres.
Le plus triste, ami, c'est bien que notre esprit épouse si volontiers les égarements du coeur, retienne si volontiers le chagrin fuyant ; que la pensée qui devrait guérir les souffrances tombe malade à son tour, que le jardinier se déchire si souvent les doigts au rosier qu'il devait planter. C'est pourquoi tant d'hommes paraissent fous à ceux qu'ils eussent normalement gouvernés, comme Orphée ; c'est pourquoi tant de nobles natures sont devenues la risée d'hommes quelconques. L'écueil des préférés du Ciel, c'est que leur amour soit aussi intense et délicat que leur esprit, que les vagues de leur cœur soient plus fortes et plus promptes que le trident dont use le dieu des mers pour les modérer. Aussi bien, ami, faut-il éviter toute présomption.

HYPERION (se confie) à BELLARMIN

Si je te parle de ma longue épreuve, m'entendras-tu, me comprendras-tu ?
Prends-moi tel que je me donne, et songe qu'il vaut mieux mourir d'avoir vécu que vivre de ne vivre pas ! N'envie pas les hommes exempts de souffrances, ces idoles de bois à qui rien ne manque parce que leur âme est misérable, qui ne se préoccupent ni de la pluie ni du soleil parce qu'ils ne possèdent rien qui puisse requérir leurs soins.
Il est facile d'être heureux, d'être calme, avec un cœur sec, un esprit borné. On vous l'accorde : qui donc s'indignerait que la cible de planches, touchée par la flèche, ne gémisse pas, que la cruche vide rende un son si creux quand on la jette contre le mur ?
Vous devriez donc au moins vous résigner, braves gens, et vous étonner sans mot dire, si vous ne pouvez comprendre que d'autres ne soient pas aussi contents que vous ; vous devriez vous abstenir d'ériger votre sagesse en loi : si l'on vous écoutait, le monde finirait.
Je vivais maintenant très paisiblement, modestement, à Tina. Je laissais vraiment passer devant moi les apparences du monde comme brumes en automne ; parfois même, je riais, les yeux humides, de ce cœur qui prenait son vol pour les attraper, comme l'oiseau la grappe feinte ; et je restais doux et tranquille.
Je laissais volontiers à chacun ses opinions et ses défauts. J'étais converti, je ne voulais plus convertir personne; j'éprouvais seulement quelque tristesse à voir des hommes s'imaginer que, si j'admettais leurs bouffonneries, c'était pour les avoir appréciées autant qu'eux. Si je ne voulais pas aller jusqu'à me soumettre à leur niaiserie, j'essayais de l'épargner de mon mieux.
“Puisque c'est leur plaisir, me disais-je, puisque c'est leur vie...”
J'allais même parfois jusqu'à participer à leur comédie ; et, bien que ce fût avec une parfaite indifférence, sans le moindre entrain, personne ne le remarquait, personne ne sentait un manque ; si je les avais priés de me pardonner, ils m'auraient demandé, ébahis : “Mais, que nous as-tu fait ?” Les indulgents...
Souvent même, le matin, quand je voyais venir à moi, de ma fenêtre, le jour affairé, il m'arrivait de m'oublier un instant, de porter mes regards alentour comme si j'allais apercevoir quelque objet à quoi prendre joie, comme autrefois ; mais je me gourmandais, je me ressaisissais, tel celui à qui échappe un mot de sa langue maternelle dans un pays où elle n'est pas comprise : “Où t'égares-tu, mon cœur ?” me disais-je, raisonnable, et je m'obéissais.

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Hölderlin, Hyperion



"Dans tes faux-fuyants,
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Dans un endroit
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"Je suis d'une morale douteuse : je doute de la morale des autres"

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Je suis bourré de condescendances
Pour mes faiblesses si dures à avaler
Ce qui fait que je flanche
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Miossec, le chien mouillé (en silence)