dimanche 7 décembre 2008

Hypérion - Alabanda

La rencontre avec Alabanda, l'Ami d'Hypérion :

“Bonsoir !” dit ce radieux héros en me jetant un regard tendre et fougueux et en me serrant la main avec tant de force que j'en fus pénétré.
L'insignifiance de ma vie avait pris fin.
Alabanda, tel était le nom de l'étranger, m'expliqua que des brigands l'avaient assailli, lui et son serviteur, que c'était lui qui avait repoussé ceux qui m'avaient attaqué et que, ne retrouvant plus son chemin, il s'était vu contraint de rester où je le trouvais. “J'ai perdu un ami dans l'affaire”, ajouta-t-il en me montrant son cheval mort.
Je donnai le mien à son serviteur, et nous continuâmes à pied.
“C'est bien fait pour nous, commençai-je comme nous sortions ensemble de la forêt. Pourquoi avoir attendu pour nous rapprocher ce hasard ?
- Tu admettras pourtant, repartit Alabanda, que ce fut toi le plus froid, le plus coupable. Aujourd'hui, c'est pour te suivre que je suis sorti.
Prends garde, noble cœur ! m'écriai-je. En amour, tu ne l'emporteras jamais sur moi.”
D'instant en instant, notre joie et notre affection augmentaient.
Sur le chemin de la ville, nous arrivâmes devant un khan de belle apparence qui dormait dans le murmure des fontaines, le parfum des prairies et des vergers.
Nous résolûmes d'y passer la nuit. Nous nous attardâmes longtemps encore à la fenêtre ouverte. Une haute paix envahit notre esprit. La terre et la mer n'étaient plus qu'un radieux silence, comme les étoiles au-dessus de nous. C'était à peine si un souffle venait de la mer à notre chambre, jouant tendrement avec la flamme des bougies, ou si nous arrivaient de temps en temps les échos les plus sonores d'une musique lointaine, tandis qu'une nuée d'orage se balançait dans le lit de l'Ether et grondait parfois très loin dans le silence, comme un géant endormi qui halète en de terribles songes. Nos âmes devaient s'attirer d'autant plus fortement qu'elles avaient été toutes les deux contraintes à se fermer. Nous confluâmes comme deux torrents de montagne qui rejettent loin d'eux leur faix de terre, de pierres, de bois pourri, tout cet inerte chaos qui les freine, pour mieux se frayer une voie l'un vers l'autre, puis avancer jusqu'au lieu où, dans un saisissement égal, unis en un majestueux fleuve, ils commencent leur course vers la mer.
Lui, par le Destin et la barbarie humaine jeté hors de son foyer au milieu d'étrangers, dès sa première jeunesse gonflé d'amertume et de révolte, et pourtant, lui aussi, le cœur plein d'amour et du désir de briser sa rude écorce pour accéder à un monde plus clément ; moi, déjà si profondément disjoint de toutes choses, si totalement étranger et solitaire parmi les hommes, les plus secrètes mélodies de mon cœur si dérisoirement accompagnées par les grelots du monde ; moi, la cible de tous les aveugles et perclus, et pourtant trop aveugle et trop perclus encore à mes propres yeux, importun à moi-même par tout ce qui me liait ne fût-ce que de loin aux subtils et aux raisonneurs, aux barbares et aux ingénieux, et si gonflé d'espérance, si impatient d'une vie plus belle...
N'était-il pas fatal que notre rencontre eût lieu dans une tempête de joie ?

L'Amour d'Hypérion et d'Alabanda :

Dès ce jour, nous nous fûmes toujours plus chers et sacrés l'un à l'autre. Une gravité profonde, indicible, mais radieuse, régnait entre nous. Chacun ne faisait plus entendre que le son fondamental, éternel de sa nature, et nous procédions d'une grande harmonie à l'autre sans besoin d'ornements. Notre vie commune était d'une rigueur et d'une hardiesse admirables.
“Pourquoi es-tu devenu si taciturne ?” me demanda un jour Alabanda en souriant.
“Dans les zones torrides, repondis je, près du soleil, les oiseaux ne chantent pas.” Mais en ce monde, tout s'élève et retombe, et, quelle que soit sa force, l'homme n'y peut rien garder.
Un soir, j'ai vu un enfant tendre la main pour attraper
un rayon de lune : la lumière poursuivait indifféremment son chemin. Ainsi luttons-nous pour retenir le Destin dans sa course.
Oh ! pouvoir seulement l'envisager aussi paisiblement, pensivement que celle des astres ! Plus on est heureux, plus on risque l'échec. Les radieuses journées que nous vivions, Alabanda et moi, étaient comme ces cimes escarpées où il suffit que votre compagnon de route vous effleure pour être précipité par-dessus la tranchante arête dans l'abîme obscur.
Nous avions fait une splendide traversée vers Chios, plus heureux que jamais de notre entente.
Tels les souffles au-dessus de la surface des eaux régnaient sur nos têtes les exquises magies de la Nature. Nous nous regardions sans un mot, laissant aux yeux le soin de dire notre émerveillement à nous découvrir ainsi magnifiés par les pouvoirs de la terre et du ciel. Durant la traversée, nous n'avions pas manqué non plus de disputer, avec une sereine ardeur, de mainte question qui nous occupait. Comme d'habitude, j'avais pris joie à suivre cet esprit sur la route hardie où il s'aventurait avec un tel mépris des règles, une gaieté si libre et pourtant, presque toujours, une telle sûreté.
A peine débarqués, nous eûmes hâte de nous retrouver seuls.
“Tu ne peux convaincre personne, dis-je alors dans un élan d'amour. Tu séduis, tu conquiers avant d'avoir ouvert la bouche. Qui t'écoute ne peut douter ; or, qui ne doute point n'a plus à être convaincu.

- Fier flatteur ! s'écria-t-il en réponse, tu mens ! Mais il est juste de me mettre en garde. Tu ne m'as égaré que trop souvent. Je ne voudrais point, pour un empire, secouer ton joug; mais je m'effraie souvent de ne pouvoir me passer de toi, de t'être ainsi enchaîné... Et puisque je suis tout à toi, poursuit-il, il faut que tu saches tout de moi.” Parmi tant de splendeur et de joie, nous avions négligé de nous retourner vers le passé.
Il me raconta sa destinée : je crus voir un jeune Hercule aux prises avec Mégère.
“Me pardonneras-tu maintenant, dit-il en concluant le récit de ses malheurs, seras-tu plus patient pour qui se montre trop souvent rude, acrimonieux, intraitable ?
- Tais-toi, tais-toi ! m'écriai-je, ému. Mais songer que tu es là encore, que tu t'es gardé pour moi...
- Oui, pour toi, dit-il, et je suis heureux de ne point t'être un aliment insipide. Mais si j'ai parfois goût de pomme sauvage pour ton âme) pressure-moi jusqu'à ce que je devienne boisson.
- Laisse-moi, laisse-moi!” m'exclamai-le.
Je me cabrais en vain : cet homme faisait de moi un enfant. Je ne le lui cachai point ; il vit mes larmes, et malheur à lui s'il n'avait pu les voir! “Nous délirons, reprit Alabanda, et nous tuons dans cette ivresse le temps !
- Ce sont nos fiançailles, plaisantai-je, rien d'étonnant que nous nous croyions en Arcadie. Mais laisse-moi revenir à ce que nous disions.
[...]

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Je suis bourré de condescendances
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