lundi 8 décembre 2008

Hypérion et Diotima

HYPERION à BELLARMIN
Je fus heureux une fois, Bellarmin ! Ne le suis-je pas encore ? Ne le serais-je pas, même si le moment sacré où je la vis pour la première fois avait été le dernier ?
Je l'aurai vue une fois, l'unique chose que cherchait mon âme, et la perfection que nous situons au-delà des astres, que nous repoussons à la fin du temps, je l'ai sentie présente. Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, Il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu.
Ô vous qui recherchez le meilleur et le plus haut, dans la profondeur du savoir, dans le tumulte de l'action, dans l'obscurité du passé ou le labyrinthe de l'avenir, dans les tombeaux ou au-dessus des astres, savez-vous son nom ? Le nom de ce qui constitue 1'Un et le Tout?
Son nom est Beauté.

[...]

Les yeux de Diotima s'agrandirent, et comme un bouton s'ouvre, imperceptiblement, son visage s'épanouit aux souffles du ciel, ne fut plus qu'âme et parole ; comme si elle allait s'envoler dans les nuages, elle s'allongea doucement de tout le corps, majesté sans poids, touchant à peine de ses pieds la terre.
Ah ! j'eusse aimé l'emporter comme l'aigle fit Ganymède, et m'envoler avec elle au-dessus de la mer et des îles !
Elle fit encore un pas, et considéra la falaise abrupte. Elle prenait plaisir à en mesurer l'effrayante profondeur, à se perdre dans les ténèbres des forêts qui élevaient à ses pieds leurs cimes claires, hors du chaos des rocs et des orageux torrents.
Le parapet sur lequel elle s'appuyait n'était pas très haut Ainsi eus-je le droit de la retenir légèrement, la Ravissante, comme elle se penchait en avant. Un frisson de volupté brûlante me parcourut, tous mes sens se troublèrent, et les mains me brûlèrent comme charbons quand je la touchai !
Et le bonheur de cette proximité familière, le tendre et naïf souci qu'elle ne tombât, la joie de voir sa ferveur ! Tout ce que l'homme a fait ou pensé durant des siècles, qu'est-ce à côté d'un instant de l'amour ? Là est la réussite suprême, la plus haute beauté de la Nature, où tous les degrés de la vie convergent. C'est là notre origine et notre fin.

[...]

HYPERION à BELLARMIN
Je n'ai connu personne qui souffrit moins de manque et jouît d'une plénitude aussi divine.
Comme la houle de l'Océan le rivage des îles bienheureuses, mon cœur inquiet assiégeait le repos de la céleste créature.
Je n'avais rien à lui offrir qu'une âme pleine de contradictions exaspérées, de sanglants souvenirs, rien que mon amour sans limites, ses mille soucis, ses mille espérances tumultueuses ; mais elle m'opposait sa constante beauté, son aisance, sa perfection souriante, et toutes les aspirations, tous les rêves de la condition mortelle, ah! tout ce qu'un genre annonce du haut des zones supérieures aux heures dorées du matin, je le voyais accompli dans la sérénité de cette seule âme.
On prétend qu'au-dessus des étoiles le combat cesse, on nous promet que la fermentation de la vie, une fois notre lie déposée, se changera en vin de joie ; nul ne cherche plus nulle part ici-bas le repos des Bienheureux. Je détiens un autre savoir. J'ai pris un plus court chemin. Je me suis tenu devant elle : j'ai vu la paix divine, et surgir Uranie des gémissements du chaos.

Que de plaintes j'ai fait taire devant cette image ! Que de fois j'ai calmé l'exaltation de ma vie, les élans de mon esprit, rien qu'à regarder son coeur, absorbé dans une bienheureuse contemplation, comme on regarde la source frémir doucement des atteintes du ciel qui se répand sur elle en gouttes d'argent!

Cette âme était le Léthé où je buvais l'oubli de l'existence : auprès d'elle, je me sentais un Immortel, me désavouant avec joie, et souriant, comme au sortir d'un cauchemar, de toutes les chaînes qui m'avaient entravé.

Avec elle je serais devenu un homme heureux,accompli

Avec elle... mais cela ne fut point, et maintenant j'erre en moi-même et hors de moi-même, et encore au-delà, et je ne sais plus que faire de moi ni du monde.
Mon âme est pareille au poisson que l'on a jeté sur les sables du rivage : elle se débat hors de son élément, elle va se dessécher aux feux du jour.
Ah! que ne me reste-t-il un devoir en ce monde ! Que n'y a-t-il une tâche, une guerre qui me ranime !
On raconte que des enfants, jadis, arrachés au sein de leur mère et chassés au désert, auraient été allaités par une louve.
Mon cœur n'a pas eu cette chance.

HYPERION à BELLARMIN

D'elle, je ne puis dire qu'un mot de loin en loin. Si je veux parler d'elle, je dois la mutiler, ou feindre qu'elle ait vécu aux temps anciens et que l'on m'ait seulement parlé d'elle : sans quoi, sa vivante image me ferait périr de ravissement et de douleur, sans quoi je mourrais de joie au souvenir de sa perfection, de chagrin à la pensée de sa perte.

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Mes citations

"Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."

Hölderlin, Hyperion



"Dans tes faux-fuyants,
Les crimes ont été escamotés
Dans un endroit
Où ils peuvent oublier"

Portishead



"Je suis d'une morale douteuse : je doute de la morale des autres"

Marguerite Duras



Je suis bourré de condescendances
Pour mes faiblesses si dures à avaler
Ce qui fait que je flanche
Quand on essaie de m'apprécier

Miossec, le chien mouillé (en silence)