samedi 1 novembre 2008

Le délit de solidarité

La loi Sarkozy qui revisitait une énième fois les ordonnances de novembre 1945 sur le droit des étrangers (à tel point qu'on peut dire à la suite du constitutionnaliste G.Carcassonne que la chasse à l'étranger est devenu un sport national en France) a si fortement aggravé les sanctions envers les personnes aidant les étrangers qu'elle constitue une menace pesant sur toutes les initiatives individuelles ou associatives d'aide et de soutien aux étrangers.

Institué initialement pour lutter contre les réseaux qui aident les étrangers à entrer ou se maintenir illégalement sur le territoire, le délit « d'aide à l'entrée, à la circulation et au séjour d'un étranger en situation irrégulière » a aujourd'hui un champ tellement large que les immunités protégeant les proches parents, et sous certaines conditions les associations, apparaissent bien illusoires.

Face à l'aggravation, dans la réforme voulue par le ministre de l'intérieur de l'époque, en 2003, des sanctions punissant ce délit, des associations ont cherché à interpeller l'opinion sur l'incrimination de l'aide et du soutien aux étrangers, en inventant l'expression « délit de solidarité ».

La loi du 26 novembre 2003 s'inspire de trois textes internationaux dont elle transpose certaines dispositions : le protocole contre le trafic illicite de migrants, additionnel à la Convention des Nations unies du 12 décembre 2000 contre la criminalité transnationale organisée, la directive CE n° 2002/90 du 28 novembre 2002 et la décision-cadre complémentaire à cette directive.

Tout d'abord le champ d'application géographique de l'article 21 est étendu. Les personnes se trouvant en France ou hors de France pourront être poursuivies si elles aident des étrangers à entrer, circuler et séjourner sur le territoire des États parties au protocole contre le trafic illicite de migrants.

Les peines complémentaires sont aggravées. L'interdiction de séjour et la suspension du permis de conduire sont encourues pour cinq ans (au lieu de trois). La confiscation de tout ou partie des biens des personnes condamnées est désormais possible. Ce sont enfin les sanctions qui sont fortement aggravées (dix ans d'emprisonnement et 750 000 euros d'amende) dans un certain nombre de circonstances : commission de l'infraction « en bande organisée », ou « dans des circonstances qui exposent directement les étrangers à un risque immédiat de mort ou de blessures de nature à entraîner une mutilation ou une infirmité permanente », commission « au moyen d'une habilitation ou d'un titre de circulation en zone réservée d'un aérodrome ou d'un port », commission ayant « comme effet, pour des mineurs étrangers, de les éloigner de leur milieu familial ou de leur environnement traditionnel ».

En revanche, plusieurs dispositions importantes de la directive du 28 novembre 2002 ne sont pas introduites. En cas de séjour irrégulier, le texte européen exige que l'infraction soit commise dans un but lucratif. Bien plus, il laisse aux États la possibilité de ne pas sanctionner l'infraction lorsqu'elle a « pour but d'apporter une aide humanitaire à la personne concernée ». Or, ni la condition de « but lucratif », ni la clause humanitaire ne sont reprises dans le texte français. Selon le rapporteur du projet à l'Assemblée nationale, « le gouvernement estime souhaitable, en effet, que le principe de la sanction de l'aide à l'entrée et au séjour irréguliers ne souffre aucune exception qui risquerait d'en atténuer la portée ou d'en restreindre l'efficacité ». L'objectif est clairement affiché.

Avant même que la loi ne soit votée, d'ailleurs, on a vu se multiplier les poursuites dans des cas témoignant d'une interprétation très large de l'article 21. À la mi-février 2003, par exemple, le responsable d'une communauté Emmaüs a passé une journée en garde à vue parce qu'il avait refusé de « livrer » un Algérien débouté de l'asile territorial hébergé par la communauté. Il l'avait même aidé à échapper aux policiers venus, au petit matin, l'arrêter sur la base d'un arrêté de reconduite à la frontière. L'association Emmaüs s'est vivement émue de l'incident.

Sans qu'il y ait eu aide à la fuite d'un étranger poursuivi par la police, mais simplement pour avoir hébergé des personnes sans titre de séjour, un directeur de foyer Sonacotra en Corse, une gérante de foyer dans le Vaucluse, d'autres encore, dans les mois suivants, seront également placés en garde à vue. Excès de zèle de policiers locaux ? Ou tentatives d'intimidation, destinées à faire craindre à toutes les structures dont la vocation est de fournir un hébergement à ceux qui sont à la rue des poursuites si elles ne distinguent pas entre sans-papiers et résidents réguliers ?

La répression frappe non seulement des responsables d'institutions du secteur social, mais aussi des particuliers, émus par le sort de migrants en détresse. On s'éloigne de plus en plus de l'esprit de la directive européenne, et des propos rassurants du ministre. À Calais, après la fermeture du camp de Sangatte, le collectif d'associations C'SUR qui soutient depuis des années les « réfugiés », comme ils les nomment, distribue soupes populaires, vêtements et couvertures, et produits de première nécessité. Il n'est pas inquiété pour ces actions, qui ont lieu au grand jour.

Mais certains des membres du collectif en viennent à d'autres gestes : certains accueillent chez eux des exilés ou encaissent pour le compte d'exilés l'argent que leur famille leur envoie, parce que ces derniers ne parviennent pas à ouvrir des comptes à leur nom. Le 22 avril 2003, la police débarque au petit matin chez l'un d'eux, Charles Frammezelle, dit Moustache. Placé en garde à vue, il est mis en examen au titre de l'article 21. L'abbé Boutoille, doyen de Calais, déclare : « À travers "Moustache", c'est l'action du collectif qui est visée pour cacher le silence et l'indifférence des hommes politiques et l'échec de l'après Sangatte. Ceux qui devraient passer en justice sont ceux qui ne portent pas secours à des hommes en danger ».

Après le dénommé Moustache, un autre habitant de Calais, Jean-Claude Lenoir est à son tour poursuivi pour les mêmes motifs, son domicile est perquisitionné, et il est envoyé en comparution immédiate au tribunal de Boulogne-sur-mer. De même, deux Afghans sont emprisonnés pour avoir perçu des mandats Western Union pour le compte de tiers : la police estime que cet argent devant probablement servir à payer les services de passeurs, les intéressés se sont rendus complices des passeurs. Ceux que le pouvoir veut faire condamner sont ceux qui révèlent l'échec et l'inhumanité de la politique menée à Sangatte. Et le procureur de Boulogne, Gérald Lesigne, déclare que dans ces affaires « on dépasse le cadre de l'humanitaire. »

Nicolas Sarkozy, ayant pris connaissance du Manifeste des délinquants de la solidarité, a demandé au Gisti de faire suivre aux signataires du manifeste (!) un courrier dans lequel il dément vouloir, par son projet de loi, poursuivre les associations qui œuvrent dans un but humanitaire. Il invoque la « bienveillance » dont ses services ont toujours fait preuve à l'égard de ceux qui ont des objectifs non condamnables. Mais l'incrimination peut continuer à susciter les inquiétudes des milieux associatifs, qu'il s'agisse d'associations qui s'occupent d'aide aux personnes démunies, ou de défense des droits des étrangers. Elle peut également inquiéter toute personne qui par solidarité apporte une aide, de quelque forme que ce soit, à une personne étrangère en situation irrégulière.

Accueillir chez soi, nourrir, prêter ou donner de l'argent, renseigner… Où s'arrête le délit d'aide à l'entrée et au séjour irréguliers ? Bien sûr, si le juge pénal est saisi, il jugera in concreto, et c'est lui qui appréciera les critères de la loi. Mais si le ministre, puis le législateur ont voulu donner à ce texte une forme sujette à une aussi large interprétation, est-ce pour ne pas s'en servir ? Le ton est donné et la menace plane : les ennemis de la politique de la nation, répressive à l'égard des étrangers, sont clairement désignés comme des ennemis de la nation.

Extrait de la publication du GISTI, Plein Droit n° 59-60, mars 2004,
« Acharnements législatifs », Délit de solidarité, Violaine Carrère et Véronique Baudet (ethnologue ; juriste).


1 commentaire:

mt a dit…

dur dur pour un samedi soir !
à 22h45 ...
surtout après le film de L Bunuel "tourments" !!!

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