lundi 17 novembre 2008

L'Ahmar Khaddou

Un siècle d'administration coloniale

Le quatrième fils du roi des Français Louis-philippe Premier s'empara le 15 mars 1844 d'un magnifique grenier de pierres sèches, appelé “guélaâ de Mchounèche” dans les guides.

L'année suivante – temps nécessaire laissé aux petits sénats locaux (qu'on appelle djemaâ) pour jauger la situation et se concerter -, la province aurésienne fit solennellement sa soumission au prince. Du coup, les vainqueurs, se trouvèrent bien obligés de l'administrer - aventure qui n'était encore jamais arrivée à ladite province. A cette date (nous sommes en 1845) l'armée royale française guerroyait depuis près de quinze ans dans les places et les montagnes du territoire sans frontières qui allait devenir l'Algérie, et les habitants de cette future Algérie étaient considérés à Paris comme intéressants vaillants et exotiques - et nullement comme des bougnouls C'est dire que les officiers les plus intelligents avaient déjà commencé à apprendre les langues du pays et qu'ils portaient le burnous tout en se mettant aux bonnes manières locales. Dans le début de ce chapitre, on a déjà noté qu'une des plus attractives et malicieuses de ces manières était le çoff. Va donc pour le çoff.
En imitation du çoff le massif aurésien fut alors divisé en deux caïdats. Le caïdat était un fief de nature féodale, copié sur l'administration du conquérant qui nous avait précédés c'est-à -dire celle du sultan de Constantinople. Conformément à la mécanique çoff furent établis dans ces deux postes ardus les représentants de deux dynasties traditionnelles ennemies depuis plusieurs générations : un membre de la famille Ben Abdallah et un membre de la famille Ben Chenouf. On a vu que la fonction du çoff était d'amener toute une région à s'entrebattre à la moindre occasion, collective ou privée - village par village, rue par rue, voire maison par maison -, et on imagine aisément que le résultat d'une organisation de ce type va décevoir assez vite un Etat sérieux. Aussi, dès 1850, l'administration militaire renonça à la couleur locale (et aux caïdats par çoffs) et elle divisa l'Aurès en trois régions géographiquement homogènes. Celle qui nous intéresse s'appela alors tribu de l'Akhmar Khaddou et elle engloba les neuf petites unités politiques que les gens du pays appellent 'arch et que l' administration nommait tribu. La << tribu de l Ahmar Khaddou >> fut ainsi un collectif de neuf tribus, très solidement brouillées entre elles. Ce paquet épineux fut d'abord confié à Si Ferhat ben Bou Abdallah, membre d'une des deux familles déjà en poste, puis en 1874 à un fidèle fonctionnaire d'origine turque Si Mostefa ben Bachtarzi.
Après l'assassinat de ce leader par ses administrés, le pouvoir français le remplaça par Si Ahmed - Bey ben Ferhat, de la maison Bou Akkaz. Entre-temps, la longue chaîne aride de l'Ahmar Khaddou - appelée tantôt région, tantôt caïdat, tantôt tribu – était activement parcourue par les Jeunes officiers qui en relevaient la carte ou y délimitaient les frontières de futures communes... Et commençaient ainsi à la connaître. En 1890 lorsque les délimitations intemes et externes de la tribu de l'Ahmar Khaddou furent achevées, les géomètres militaires plantèrent cinquante-cinq bornes le long des deux cent quarante kilomètres de la << frontière > ainsi définie. L'emplacement de ces bornes avait été longuement discuté avec les doyens de chaque àrch réunis pour la circonstance. Ensuite, sur des rochers connus de tous, les numéros des bornes avaient été marqués. De tout cela les Grand-Vieux de ce temps-là furent très contents, et leurs fils ou petits-fils me le dirent - car, comme tous les paysans du monde, ils tenaient avant tout à avoir des bonnes bornes bien marquées sur le sol et dans les écritures. Après la révolution de 1870, l'armée (toujours en retard d'un drapeau - donc suspecte) se vit évincée de l'administration algérienne, du moins dans la partie habitable du pays La région saharienne, incultivable resta confiée aux militaires.

Le Nord algérien, devenu civil, se vit divisé en trois départements gigantesques, puis en arrondissements immenses et en communes grandes comme des départements français. Le département fut alors pourvu de préfets de sous-préfets et d'administrateurs. Il y eut donc en Algérie deux espèces de communes une au Sahara chez les militaires une au Nord chez les civils. Les unes, dites de < plein exercice”, reproduisaient théonquement une commune française (et leur statut permettait aux colons français de conduire sans contrôle une politique d'accaparement des terres), les autres dites “commmles-mixtes >>, étaient gérées autocratiquement par un fonctionnaire, et elles ressemblaient à une commune française comme un lapin de garenne à une vache bretonne. L'Algéne entière en cette ultime fin de siècle, comptait 3 758 000 habitants dits indigènes, 350 000 habitants dits français auxquels on devait ajouter 160000 Espagnols, 36 000 Italiens et 13000 AngloMaltais représentant avec les précédents, 612 000 électeurs à prévoir (ou plutôt environ 300 000, car, au nord comme au sud de la Médlterranée, il n'était pas encore question de faire voter les femmes). A demi transformée en départements, l'Algérie n'en conservait pas moins sa surface habituelle qui était de 209 707 kilomètres carrés de terres habitables et de 1 981 762 kilomètres carrés de terres inhabitables soit en tout à peu près quatre fois la surface de la France.

La commune-mixte de l'Aurès n'avait donc rien d'une commune et rien de mixte, mais telle devint l'étiquette officielle du massif aurésien. Du coup, on ne pouvait plus appeler << communes”, ces treize partitions - que nos ancêtres plus lointains appelèrent << paroisses”. La langue française se révélant dès lors défaillante, notre administraion dut faire appel à l'arabe et elle lui emprunta le mot douar (qui chez les nomades désigne le cercle de tentes à l'intérieur duquel on parque la nuit le troupeau). Le douar administratif fut affublé d'une chefferie. dont le titulaire porta un burnous rouge et le titre de << caïd >>. On a vu que les mlhtmres français choisirent tout d'abord leurs caïds parmi les grandes familles de la région, mais, lorsque j'ai connu celles-ci (en 1934), leurs fils étaient devenus, après soixante ans d'administration civile, de très petits fonctionnaires, accablés de charges, et fort mal payés. En haut lieu, on considérait que la concussion devait suffire à les nourrir. Elle y arrivait quelquefois.
Le douar était divisé en << fractions >> (ferqa). Dans chaque fraction, un personnage appelé ouaqqaf avait la charge de transmettre les ordres du caïd et d' obtenir que la ferqa veuille bien en tenir compte. Ce personnage ne touchait aucun traitement et n'avait aucune autorité. Dans chaque fraction, il y avait toutefois des hommes qui se faisaient obéir mais, à l'époque où j'ai connu l'Aurès aucun d'entre eux n'a été ouaqqaf. Les choses marchaient à peu près parce que le ouaqqaf apparent était souvent un frère cadet ou un neveu de l'homme qu'on écoutait.
Quand, par obéissance à ses vrais chefs un 'arch bronchait sous le joug administratif (en tirant des coups de fusil sur un 'arch ennemi par exemple... ou en labourant un territoire non attribué afin de s'en emparer. . . ou encore en ne dénonçant pas un assassinat - pour ne parler que de cas que j'ai effectivement connus), le ouaqqaf se voyait convoqué à Arris pour une sévère admonestation. Cela ne gênait personne, même pas lui car il savait que c'était son écot à payer pour une très petite gratte qui lui revenait sur les falsifications de l'impôt. De part et d'autre on la tolérait, puisque c'était son unique salaire. Il s'écoula cent trente-deux années, à quelques heures près, entre le 5 Juillet 1830 jour où la ville turque d'Alger fit sa reddition à un roi de France par la Grâce de Dieu et le 1er Julllet 1962 date du référendum qui, pour la première fois dans l'histoire, donna vie à une toute nouvelle grande nation appelée Algérie. Au cours de ces cent trente-deux années de cohabitation franco-algérienne, une très longue suite de générations et d'événements se succédèrent. Politiquement, Paris-la-grande-ville, sans trop consulter ses provinces, renversa tout d'abord deux rois, deux empereurs, et une république la Deuxième. Ensuite, la Troisième République fut étranglée par Vichy, la Quatrième établie par de Gaulle tandis que la Cinqième se voyait mettre sur ses rails grâce aux tumultes d'Alger. Outre ces huit changements de régime, l'Hexagone (que l'on appelait métropole) subissait trois invasions - 1870, 1914, 1940 - non sans être chaque fois soutenu par sa fidèle province algérienne. Le duo avait toutefois commencé par une conquête. Donç des batailles. Parfois même des batailles bled par bled, donc méchantes. Pas toujours cependant, parce que chaque bled était fortement fâché avec ses deux voisins, et qu'avec les voisins les militaires français ont souvent négocié - car les ennemis de nos ennemis sont nos amis.

Vinrent ensuite des années comme les autres, c'est à dire les unes avec pluies et les autres sans pluie...
Puis, une fois par an, un médecin qui vaccinait, une percepteur qui venait chercher l'impôt, le caïd et le ouaqqaf qui relevaient les naissances et les morts ...
Les très mauvaises années, l'administration distribuait du riz.

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