dimanche 16 novembre 2008

La désobéissance, histoire du mouvement Libération Sud

Ci-dessous un nouvel extrait et hommage au talent de l'historien du mouvement Libération-Sud Laurent Douzou : j'ai tenu à retranscrire l'introduction de son ouvrage consacré à ce mouvement car il éclaire tout à la fois le cheminement de l'historien et des résistants, les faisant coexister dans une recherche difficile et à la recherche de traces ténues, "toutes proportions gardées bien entendu" comme le rappelle L.Douzou. Réflexion sur le travail d'historien pour aboutir à la meilleure histoire possible comme un artisan travaille ses objets avant de les soumettre au public.

Au seuil de cet ouvrage, il paraît utile d'indiquer au lecteur les principaux axes de sa problématique.
Une première constatation est que l'histoire du combat clandestin s'inscrit dans une chronologie courte : 1940-1944. Cette existence fulgurante, presque insignifiante à l'échelle historique, commande d'être extrêmement attentif à la datation des événements qu'on relate et qu'on commente. L'histoire de Libération-sud s'insère dans une phase à la fois si dense et si brève qu'il faut sans cesse prêter une attention particulière aux changements qui l'affectent. A période courte et foisonnante maturation accélérée. tel est en somme le postulat de base qu'il importe de retenir si l'on veut éviter d'abusives simplifications. Entre juillet 1941 date de la parution du premier numéro du journal Libération et juillet I 943,il ne s'écoule que deux années ; mais que de changements intervenus dans ce laps de temps ! Quelle mutation entre le petit groupe fondateur et le mouvement de juillet 1943 ! On a coutume dans les ouvrages didactiques, pour des raisons pédagogiques estimables et compréhensibles, de marquer chaque année de cette histoire de courte durée d'une phrase synthétique. Charles d'Aragon s'amusait de cette tendance en ces termes : « on lit généralement dans les manuels scolaires qu'en 1942 la Résistance s'organise ''. C'est faire trop bon marché des efforts antérieurs. La chronologie de l'action résistante est continuellement en marche, avec une intensité que les temps paisibles ignorent. Libération-Sud par exemple, découle en droite ligne de La Dernière colonne sans laquelle il n'aurait tout simplement pas vu le jour. Le même constat, avec des variantes naturellement, vaut autant pour Petites Ailes Liberté et Combat que pour France-Liberté et Franc-Tireur, les deux autres grands mouvements de zone sud.
A l'intérieur de cette chronologie courte, le devenir, la personnalité les hommes et des femmes engagés dans l'action, leurs opinions et leur comportement évoluent très rapidement. Et l'on ne saurait, là encore, sous peine de schématiser au point de tout tronquer, trop insister sur ce point. Un homme comme Serge Ravanel par exemple, surtout connu pour avoir été le chef FFI - fort jeune et irradiant une autorité peu ordinaire - de la région R4 en 1944, est toujours présenté comme un communiste issu des rangs de Libération-sud. Et sans doute était-il fort proche du parti communiste en 1944. Mais à son entrée dans le mouvement Libération, en septembre 1942, ce jeune polytechnicien était plutôt de droite et peu au fait, c'est le moins qu'on puisse dire, des subtilités de la politique. Serge Ravanel, qui la première fois s'était présenté à son “travail” ganté et engoncé dans son plus beau costume, a, en deux ans, comme tant d'autres, effectué un de ces parcours qu'on n'accomplit pas en une vie dans des circonstances ordinaires.
Mais les temps que vivaient les résistants n'étaient en rien ordinaires.
Pascal Copeau avait choisi d'intituler ses Mémoires, restés inachevés et inédits : Une vie en cinq ans. Ce n'était pas une formule. ou plutôt c'était bien là une de ces formules ramassées, puissamment suggestives, dont cet homme intuitif et fin avait le secret. Oui, en période de chronologie courte, quand l'action vous absorbait tout entier, vous intimant l'obligation d'aller au-delà de vous-même et de vos capacités ordinaires, quand il fallait agir et décider vite, prendre des décisions lourdes de conséquences sans toujours disposer de tous les éléments d'appréciation, cinq années valaient bien une vie. Jacques Bingen, dans une lettre-testament rédigée le 14 avril 1944, moins d'un mois avant son arrestation, le confirmait en évoquant sa “vision heureuse de cette paradisiaque période d'enfer”, : “11 n'y a pas un homme sur mille qui pendant huit jours de sa vie ait connu le bonheur inouï, le sentiment de plénitude que j'ai éprouvé en permanence depuis huit mois” . Pour chaque résistant, écrivait de son côté Jean Cassou, la Résistance a été une façon de vivre, un style de vie, la vie inventée.
Aussi demeure-l-elle dans son souvenir comme une période d'une nature unique, hétérogène à toute autre réalité, sans communication et incommunicable, presque un singe. Et ce qui est vrai des hommes ne l'est pas moins des organisations qu'ils suscitèrent, aménagèrent, renforcèrent et tentèrent de développer avec un soin jaloux. Plus encore que la longue durée, la chronologie courte doit décomposer les étapes qui conduisent à un résultat donné - le mouvement Libération-Sud tel qu'il apparaît en juillet 1943 par exemple. On pourrait lui appliquer cette analyse qu'on doit à la plume de Sartre : “Toute vérité, dit Hegel, est devenue. On l'oublie trop souvent, on voit l'aboutissement, non l'itinéraire, on prend l'idée comme un produit fini sans s'apercevoir qu'elle n'est rien d'autre que sa lente maturation, qu'une succession d'erreurs nécessaires qui se corrigent. de vues partielles qui se complètent et s'élargissent.”
Le concept de chronologie courte doit être au cœur de l'étude d'une organisation clandestine dans une époque de maturation accélérée.
Etablir une chronologie sûre des faits qui constituent la trame de l'histoire du mouvement est la condition sine qua non pour ne pas céder au travers contre lequel l'historien britannique Harry Kedward met très justement en garde, celui d' “anticiper sur l'avenir ,” en présentant les divers individus, groupes ou mouvements.

Cette idée d'un mouvement en devenir, dont les formes changent et s'adaptent à une situation évoluant vite, qui modifie au gré de la conjoncture les modalités de son action, naviguant à vue en somme, me conduit au second axe de ma problématique : une réflexion sur la nature d'un mouvement de résistance. Comment définir un mouvement ? A cette question, des réponses ont déjà été apportées. Mais il m'a paru nécessaire, à travers l'évocation de ce que fut l'histoire de Libération-sud, d'aller plus avant dans cette voie. Faute de consentir à cet effort, on présente trop souvent les relations entre les différents mouvements de zone Sud - et au-delà - comme essentiellement conflictuelles, les réduisant à des querelles de personnes avides de pouvoir. Loin de moi l'idée de gommer les tensions bien réelles, les rivalités exacerbées entre dirigeants. Mais ces discussions, si vives qu'elles aient été, ne peuvent se résumer à de médiocres et petites manœuvres. Réfléchir sur la nature des mouvements, c'est s'autoriser à comprendre ce que les conflits si souvent - si complaisamment parfois - relatés avaient, pour emprunter , encore une fois un mot à Pascal Copeau. de “profond”. D'ailleurs, s'il y eut des affrontements, je ne les dissimulerai pas. Non seulement ils ne ternissent d'aucune manière l'honneur des résistants, leur restituant même un peu de cette humanité qu'une canonisation prématurée effacerait, mais encore ils contribuent, eux aussi, à éclairer l'essence des mouvements. Les enjeux étaient assez importants pour qu' une discussion, des éclats et des ruptures se produisent. C'est là un fait admis de tous. On essaiera de montrer . que le caractère même des mouvements est un facteur d'explication qui ne doit pas non plus être sous-estimé.
Chaque mouvement avait une personnalité marquée, une originalité dont il prenait une conscience accrue au fil des mois et des années.
Hormis les écrits, source indiscutable, imprimés sous la responsabilité de chaque mouvement, on peut faire appel pour cerner leur personnalité à une analyse sociologique. Enrichissante pour les niveaux de responsabilité clairement définis, cette analyse ne peut être envisagée pour tout le mouvement, ne serait-ce que parce que beaucoup des militants et surtout des sympathisants de la base soutenaient les mouvements en diffusant indifféremment - ce qui ne veut bien entendu pas dire sans passion et sans conviction - tous les journaux. On n'était pas alors de Libération. de Franc-Tireur ou de Combat, mais de la Résistance. Instructive, éclairante, la sociologie d'un mouvement présente cependant des limites certaines. On s'est efforcé de tenir compte de ce constat en essayant d'ébaucher une anthropologie de la vie dans le mouvement ; “le mode d'être résistant, son habitus multiple, ses solidarités, ses contradictions ; le rôle du mythe ...”. Dans cette optique, et dans le souci de ne pas . étiqueter, selon la formule de Marc Bloch, “à tour de bras, des tiroirs vides”, j'ai été attentif à incarner cette histoire. En effet, au-delà des traits communs, dictés par les exigences de la vie clandestine et les conditions d'un combat difficile, on pourrait soutenir la thèse selon laquelle - dans ses strates supérieures au moins - chaque mouvement élaborait et vivait une forme de résistance qui lui était propre.
Mais tout mouvement se définit aussi dans le domaine idéologique et politique par les positions qu'il défend. L'attitude prise par Libération-sud vis-à-vis du régime de Vichy, de la France Libre et de son chef, de la nature de l'action à mener en France, des autres mouvements de résistance, de la question de l'unification, des conditions de la libération du territoire ct de la politique à mettre alors en œuvre, des forces politiques et syndicales traditionnelles, tout cela doit être passé au crible et bien d'autres questions encore.
Sur tous ces points, on peut consulter une sorte de juge de paix qui rend un verdict devant lequel on ne peut que s'incliner, entendez la littérature clandestine. C'est la source principale constituée de tout un cortège de papillons, de tracts, de circulaires internes - pour ce qu'il en reste - et avant tout de la collection des numéros du journal.

Comment convenait-il, un demi-siècle plus tard, de rendre compte d'une réalité complexe, changeante et aussi difficile à appréhender ? Mon choix a été d'accorder la primauté à la chronologie.
Dans une première partie, j'ai analysé l'émergence du mouvement, non sans avoir au préalable dressé un état des lieux et tenté de montrer combien les conditions objectives et psychologiques étaient défavorables à toute velléité de désobéissance et d'opposition. Phase capitale, puisque tout s'y noue, fort mal connue aussi, propre pour cette raison même à l'esquisse d'une hagiographie, riche en pièges de toutes sortes.
De l'automne 1940 au mois de mars 1941, tout se joue pour La Dernière Colonne qui n'est pas encore devenue Libération-sud. En dépit de sa brièveté et de ses maigres résultats, la gestation et la petite enfance de l'organisation clandestine exigeaient d'être analysées à part entière jusqu'à la césure majeure de mars 1941. Si la première partie de ce livre fait figure de parent pauvre à côté des deux suivantes, elle ne fait que refléter une gestation délicate et des premiers pas hésitants. L'historien, au fond, est ici logé, toutes proportions gardées bien entendu, à la même enseigne que son sujet de recherche ! Rien n'y fait pourtant : tout s'est joué là, répétons-le, dans cette phase embryonnaire, dont tous les mécanismes ne nous sont pas intelligibles, ni les péripéties connues. L'embryon qui a pris vit alors, jour après jour, vaille que vaille, était fragile sans doute, mais avant tout viable.
La deuxième partie. qui va du printemps 1941 au tout début de 1943, est sensiblement plus étoffée, à l'image du mouvement dont elle examine le développement. Après une période de transition (mars-juillet 1941), où la volonté du noyau rescapé de l'expérience de La Dernière Colonne est tout entière tendue vers l'objectif de la parution d'un journal, qui s'appellera Libération, un mouvement émerge en une année (juillet l94l-juillet 1942), essaimant enfin hors des quelques grands centres où le petit groupe comptait des amis depuis le début. De juillet à décembre 1942, dans ce semestre décisif qui précède la fusion, le mouvement engrange tous les dividendes d'un capital qui a crû dans des proportions inespérées. Le Centre dirigeant du mouvement bénéficie en premier de ce processus. Des éléments de valeur viennent s'y agréger dont j'ai dressé la liste et tracé l'itinéraire. Outre l'apport de ces recrues de l'été 1 942, j'ai tenté de comprendre le mode de fonctionnement du Centre d'autre part. Il ne suffit pas, en effet, d'énumérer les nouveaux arrivants de l'été 1942, il importe aussi de démonter, autant que faire se peut, les mécanismes qui régissent le mode de fonctionnement de la communauté qui les accueille.
Ce serait une erreur fondamentale, à la lumière de la progression dont je viens de présenter les temps forts, que de concevoir cette histoire comme celle d'un développement linéaire, harmonieux et euphorique. Derrière une sérialisation nécessaire, qui vise à décortiquer et à expliciter les étapes d'un processus subtil, qui rend compte également d'une montée en puissance impressionnante mais tout bien considéré tardive, il faut toujours percevoir ce que cette histoire eut de heurté, de conflictuel, d'imparfait.
Le rythme de croissance du mouvement atteste que la courbe en fut rien moins que régulière. Le lecteur en jugera par lui-même. Sans doute sera-t-il surpris de voir que la structuration des services centraux du mouvement ne s'est opérée qu'assez tard, dans le courant de 1942, la plupart du temps dans la deuxième moitié de l'année... alors que la fusion était prochaine. On se gardera d'en inférer que rien ne fut fait avant le deuxième semestre de l'année 1942. Il se passe, plus simplement, que toutes les initiatives antérieures se concrétisèrent, donnèrent leur plein effet, après une longue période de latence,soudainement.
Risquons tout de suite une hypothèse pour expliquer ce jeu d accordéon; le mouvement ne s'est pas construit, ex nihilo, indépendamment du terreau sur lequel il semait et entendait récolter. Ce que traduit l'accélération de l942, c'est le réveil graduel d'une opinion jusqu'alors anesthésiée dans sa grande masse. Après avoir prêché “en pays de mission” en 1941, bien que les premiers signes de décantation soient apparus dans le second semestre de cette même année, la résistance put de plus en plus faire fond sur une opinion, passée d'un attentisme d'opposition à Vichy à un attentisme de solidarité complice avec la Résistance. Les mouvements de résistance inventaient leur mode d'être et d'agir au fur et à mesure qu'ils croissaient et en fonction de l'accueil que leur réservait la population. Cette réalité est essentielle pour qui veut s'essayer à comprendre des modalités d'action complexes et diffuses.
Après ce long exposé introductif, le moment est maintenant venu d'entrer dans cette histoire singulière, difficile et - qu'on me permette de le dire - attachante.
Un dernier mot toutefois : Pascal Copeau a eu l'occasion de dire un jour. avec une pointe de regret amer et cette touche d'ironie dont il ne se départait que rarement, évoquant la difficile rencontre entre les acteurs de cette histoire et les historiens : “Que les historiens se rassurent, de toute manière, ce sont eux qui auront le dernier mot”.
Mon souhait, au seuil de cette histoire, sera de ne pas avoir le dernier mot au sens où il l'entendait.
Historien d'un mouvement auquel les philosophes Jean Cavaillès et Pierre Kaan donnèrent le meilleur d'eux-mêmes au nom d'une morale exigeante qui leur dicta le devoir de désobéissance dans un combat où la signification des valeurs les plus essentielles s'inversait, dans une période où. comme le proclamait hautement un tract de Libération : “La désobéissance est le plus sage des devoirs”, je rappellerai volontiers, pour clore ce préambule, cette parole déchirée de Vladimir Jankélévitch, qui n'avait rien de commémoratif au sens banal du terme et qui peut réunir historiens et acteurs de ce temps de la clandestinité : “Si nous cessions d'y penser, nous achèverions de les exterminer, et ils seraient anéantis définitivement. Les morts dépendent entièrement de notre fidélité”.

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