dimanche 5 octobre 2008

Ibn Arabi et les théophanies (suite1)

La récurrence des théophanies tient à la vertu du Livre révélé, comme « chiffre » d'un Verbe éternel, toujours en puissance de produire des créations nouvelles plutôt que de produire une réalité ecclésiale fixe. Tout exotérique a un ésotérique : le Livre descendu du Ciel, le Qorân, limité à la lettre apparente, périt dans l'opacité et la servitude de la religion légalitaire. Il faut en faire éclore le sens ésotérique. Et c'est cela le ministère de l'Imâm, non pas certes son individualité empirique, mais sa Personne théophanique. Son « magistère » est un magistère initiatique ; l'initiation au tawil est naissance spirituelle. Parce qu'ici, comme chez tous ceux qui l'ont pratiqué dans le christianisme, c'est à dire ceux qui n'ont point confondu le sens spirituel avec l'allégorie, le tawil fait pénétrer dans un nouveau monde, accéder à un plan supérieur de l'être.

Bien qu'il puisse paraître arbitraire, c'est encore la philosophie de la Lumière, représentée aussi bien par un Sohravardi que par un Ibn Arabi, qui assure les fondements de cette objectivité du tawil.

Le tawil, l'herméneutique shi'ite, ne nie pas que la Révélation prophétique soit close avec le prophète Mohammad, le « Sceau de la prophétie ». En revanche, il postule que l'herméneutique prophétique n'est pas close, et qu'elle ne cesse de promouvoir l'éclosion des significations secrètes, jusqu'au retour, la parousie de l'Imâm attendu, celui qui sera le sceau de l'Imâmat et le signal de la Résurrection des Résurrections.

La question qui nous vient spontanément à la pensée est de demander quels furent ses maîtres. Ibn Arabi en eut beaucoup, en rencontra beaucoup ; ses multiples voyages et pérégrinations lui permirent de connaître presque tous les maîtres soufis de son temps. E pourtant il n'en eut réellement jamais qu'un seul, et celui-là ne se situe pas parmi les maîtres visibles ordinaires : impossible de l'authentifier par une documentation d'archives, d'en établir les coordonnées historiques, de le situer à un moment irréversible, dans la succession des générations humaines. Ibn Arabi fut le disciple d'un maître invisible, le maître intérieur pour lequel sa dévotion ne se démentit jamais, la mystérieuse figure de prophète auquel des traditions multiples, à la fois signifiantes et confuses, prêtent des traits qui l'apparentent ou tendent à l'identifier à Elie, à Saint-Georges, à bien d'autres encore. Ibn Arabi fut avant tout le disciple de Khezr (Khadir). En tout cas avoir un maître spirituel avec qui la relation confère par essence une dimension transhistorique, cela présuppose cette aptitude à vivre des évènements qui s'accomplissent dans une réalité autre que la banale réalité physique – des évènements qui se transmuent spontanément en symboles.

Le cas d'Ibn Arabi, comme disciple de Khezr, rentre dans le cas de ceux des soufis qui se désignent comme des Owaysis. Ils doivent ce nom à un pieux ascète du Yemen, Oways al-Qarani, contemporain du Prophète, qui « connut » celui-ci snas l'avoir jamais vu de son vivant ; réciproquement, le Prophète le « connaissait » sans l'avoir vu de ses yeux.

Pour peu que nous approfondissions ici l'analyse, nous vérifierons de nouveau combien le problème des intellects et de leur relation avec l'Intelligence agente qui les illumine, dissimule sous ses différentes solutions techniques autant d'options existentielles décisives. Elle annonce en effet ou bien que chaque être humain est orienté à la recherche de son guide personnel invisible, ou bien qu'il s'en remet à l'autorité collective et magistérielle comme médiatrice de la Révélation. C'est dire à quel point la figure de l'Ange-Intelligence, comme Esprit-Saint, Ange de la Connaissance et de la Révélation, commande toutes les orientations, selon que l'on assume ou que l'on esquive la relation personnelle qu'elle propose, la 'coresponsabilité du destin personnel assumé par « le seul avec le Seul ».

Ni l'intelligence agente séparée, unique pour tous, in un intellect agent immanent à chacun, mais une pluralité d'Intelligences actives séparées, transcendantes, correspondant à la diversité spécifique de la multitude des âmes. « Certaines âmes ont tout appris de guides invisibles connus d'elles seules... Les anciens Sages professaient que pour chaque âme individuelle, ou peut-être pour plusieurs ensemble ayant même nature et affinité, il y a un être spirituel qui tout au long de leur existence assume envers cette âme ou ce groupe d'âmes une sollicitude et tendresse spéciales ; c'est lui qui les initie à la connaissance, les protège, les guide, les défend, les réconforte, les fait triompher, et c'est cet être qu'ils appelaient la Nature Parfaite. Et c'est cet ami, ce défenseur et protecteur, qu'en langue religieuse on appelle l'Ange.

Les commentateurs l'identifient avec l'Ange Gabriel, comme nom de l'esprit-saint de chaque être, le maître invisible, le « Gabriel de ton être ».

Limitons ici ces brèves indications puisque aussi bien il semble qu'en nous guidant sur le symbole d'Ibn Arabi comme disciple de Khezr, nous ayons atteint le centre qui commande les lignes d'orientation de notre topographie spirituelle. Quel que soit le nom qu'on lui donne, les évènements que détermine la relation avec le guide personnel invisible ne tombent pas dans le temps physique quantitatif ; ils ne sont pas mesurables par les unités de temps de la chronologie, homogènes et uniformes ; ils ne s'insèrent pas dans la trame continue des évènements irréversibles. Ces évènements s'accomplissent dans un temps, certes, mais un temps qui leur est propre, ce temps psychique discontinu, qualitatif pur, dont les moments ne peuvent s'évaluer que selon leur propre mesure, une mesure qui varie chaque fois avec leur intensité même.

D'où un autre réalisme, celui du monde subtil, âlam al-mithâl, celui que Sohravardi appelle le Moyen-Orient des Ames Célestes, qui a pour organe cette Imagination théophanique qui va nous occuper.

Lorsqu'il a reconnu son guide invisible, il arrive que le mystique désire retracer sa propre Isnâd, c'est à dire montrer la chaîne de transmission aboutissant à sa personne, attester l'ascendance spirituelle dont il se réclame à travers les générations humaines sur terre. Il ne fait rien d'autre, ni rien de moins, que de désigner nominativement les esprits à la famille desquels il a conscience d'appartenir. Si on leur applique les règles de notre propre critique historique, les chaînes de ces isnad semblent pourtant n'offrir qu'une garantie précaire. C'est qu'en fait ces généalogies désignent autre chose, quelque chose dont la vérité transhistorique n'a nullement à céder le pas, car elle a un autre sens et est d'un autre ordre, à la vérité matériellement historique. Ce n'était point là une histoire de la philosophie au sens où nous entendons ce terme ; mais ce n'était pas là non plus, c'était encore moins, ce que nous appelons simplement une vue de l'esprit.

Il a fallu rappeler ici un minimum de choses. On souhaite l'avènement d'un humanisme intégral, un état de choses où il soit possible de sortir des horizons de nos programmes classiques sans faire figure de spécialiste qui étonne et fatigue l'honnête homme par ses allusions incompréhensibles. Nous avons une idée courante du Moyen-Age ; tout le monde sait qu'il' y a eu une philosophie arabe et une science arabe, sans pressentir qu'il y a eu beaucoup plus, et que dans ce beaucoup plus, il y a une somme d'expérience humaine dont la méconnaissance n'est pas étrangère aux désespérantes difficultés de l'heure. C'est qu'il n'y a pas de dialogue possible à moins de problèmes communs et d'un vocabulaire commun ; et cette communauté de problèmes et de vocabulaire ne se forme pas subitement sous la pression des faits matériels, mais mûrit lentement par une participation commune aux supremes questions que s'est posée l'humanité. On dira peut-être qu'un Ibn Arabi et ses disciples voire que le shi'isme lui-même ne représentent qu'une petite minorité au sein de la grande masse de l'Islam. Sans aucun doute, mais en serions nous dès maintenant arrivés au point de ne pouvoir apprécier l'énergie spirituelle qu'en termes de statistiques ?

Dans la mesure où les évènements vécus par lui apparaissent comme des données autobiographiques chargées d'une signification transhistorique, c'est à ceux qu'il revient d'éclairer par avance cette double dimension des êtres que nous fera ensuite entrevoir une Imagination active les investissant de leur fonction théophanique.


L'existence terrestre d'Inb Al-Arabi commença à Murcie au sud est de l'Espagne où il naquit le 17 Ramadân 560 de l'hégire, correspondant au 28 juillet 1165. Au calendrier lunaire cette date marque le premier anniversaire de la proclamation de la Grande Résurrection à Alamût en Iran par l'Imâm Hasan instaurant le pur Islam spirituel de l'Ismaélisme iranien réformé, le 17 Ramadân 559 de l'hégire. Les surnoms de notre cheykh sont bien connus : Vivificateur de la religion, Docteur Maximus, le fils de Platon. Dès l'âge de 8 ans, le petit garçon vient à Séville, y fait ses études, y grandit, y devient adolescent, mène la vie heureuse que sa famille noble et aisée pouvait lui assurer, contracte un premier mariage avec une jeune fille dont il parle en termes d'une respectueuse dévotion, et qui semble bien en effet avoir exercé une influence réelle sur l'orientation de sa vie vers le soufisme.

C'est à cette époque que se manifestent déjà les aptitudes visionnaires d'Ibn Arabi. Il tombe gravement malade, la fièvre entraîne un état de profonde léthargie. On le croit mort, tandis que lui-même en son univers intérieur, se voit assiégé par une troupe de personnages menaçants, d'aspect infernal. Mais voici que surgit un être d'une beauté merveilleuse, au suave parfum qui repousse avec une force invincible les figures démoniaques. Qui es tu lui demande -t- il – Je suis la sourate Yasin. De fait son malheureux père angoissé à son chevet récitait à ce moment là cette sourate (la 36ème du Qoran) que l'on psalmodie particulièrement pour les agonisants. Que le Verbe proféré émette u énergie suffisante pour que prenne corps, dans le monde intermédiaire subtil, la forme personnelle qui lui correspond, ce n'est point là un fait insolite pour la phénoménologie religieuse. Il marque ici une des premières pénétrations d'Ibn Arabi dans le âlam al-Mithal, le monde des Images réelles et subsistantes, dont nous avons fait mention dès le début : le mundus imaginalis.


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