dimanche 25 mai 2008

Visage et éthique

"Autrui qui peut souverainement me dire non, s'offre à la pointe de l'épée ou à la balle du revolver et toute la dureté inébranlable de son « pour soi » avec ce non intransigeant qu'il oppose, s'efface du fait que l'épée ou la balle a touché les ventricules ou les oreillettes de son coeur. Dans la contexture du monde il n'est quasi rien. Mais il peut m'opposer une lutte, c'est à dire opposer à la force qui le frappe non pas une force de résistance, mais l'imprévisibilité même de sa réaction. Il m'oppose ainsi non pas une force plus grande – une énergie évaluable et se présentant par conséquent comme si elle faisait partie d'un tout – mais la transcendance même de son être par rapport à ce tout ; non pas un superlatif quelconque de puissance, mais précisément l'infini de sa transcendance. Cet infini, plus fort que le meurtre, nous résiste déjà dans son visage, est son visage, est l'expression originelle, est le premier mot : « tu ne commettras pas de meurtre ». L'infini paralyse le pouvoir par sa résistance infinie au meurtre, qui, dure et insurmontable, luit dans le visage d'autrui, dans la nudité totale de ses yeux, sans défense, dans la nudité de l'ouverture absolue du Transcendant. Il y a là une relation non pas avec une résistance très grande, mais avec quelque chose d'absolument Autre : la résistance de ce qui n'a pas de résistance – la résistance éthique. L'épiphanie du visage suscite cette possibilité de mesurer l'infini de la tentation du meurtre, non pas seulement comme une tentation de destruction totale, mais comme impossibilité – purement éthique – de cette tentation et tentative. [...] L 'épiphanie du visage est éthique. La lutte dont ce visage peut menacer présuppose la transcendance de l'expression. Le visage menace de lutte comme d'une éventualité, sans que cette menace épuise l'épiphanie de l'infini, sans qu'elle en formule le premier mot.

[...]. L'impossibilité de tuer n'a pas une signification simplement négative et formelle ; la relation avec l'infini ou l'idée de l'infini en nous, la conditionne positivement. L'infini se présente comme visage dans la résistance éthique qui paralyse mes pouvoirs et se lève dure et absolue du fond des yeux [...]

Ce texte de Lévinas issu de "Totalité et infini" est important pour moi car il insiste fortement sur le visage de l'autre, notre rapport à lui par son visage, qui me semble en effet la plus belle chose de l'autre, en beauté mais aussi en morale. Il fonde ainsi sa "théorie" sur quelque chose de très pratique, rencontré tous les jours et si profond pour autant. Ce texte appelle de ma part ces quelques commentaires :

Transcendance mais on peut l'envisager comme fondement d'une morale tournée vers autrui sans le fondement religieux. Cette transcendance peut être humaniste, comme Dostoïevski pouvait imaginer le Christ sans rapport au divin et ainsi expliquer qu'il préférait être avec le Christ plutôt qu'avec la vérité divine. Le visage de l'autre nous offre la possibilité d'une morale humaniste : le respecter dans ses choix que son visage nous indique.

Le rapport à l'autre qui nous oppose sa vision : il nous faut aimer parfois dans un ami des choix qui sont différents, qui ne correspondent pas aux nôtres et qui pourraient avoir tendance à éloigner l'autre de nous. Si nous savons fonder l'amitié et accepter que l'autre ait ses propres choix, nous sommes en mesure de fonder l'amitié avec lui, sur des bases qui ne dérangent son propre projet de vie.

le visage comme rapport à l'éthique : insistance sur le visage car c'est par le visage que tout passe. Ceci ne se veut pas une remarque prude mais simplement la vérité. On peut être sensible à d'autres parties du corps !! mais c'est bien par le visage que passe l'autre, qu'il nous « oppose » (et ne pas lire ceci de façon négative ou conflictuelle : c'est bien du rapport à l'autre et à son individualité qu'il s'agit). Cette importance accordée au visage me plaît beaucoup et surtout ce rapport au visage me paraît très juste.

- la notion de transcendance est laïcisée quelque peu même si Lévinas est un penseur juif : le visage de l'autre est ma morale, ce qui m'oblige à penser pour lui. Si Lévinas pousse son argumentation jusqu'à y voir l'interdit du meurtre de façon tout à fait logique, il dit que dans le visage se situe une élévation d'ordre éthique. « Le terme éthique dit Lévinas signifie toujours pour moi la fait de la rencontre, de la relation d'un moi à autrui ... ». Devant autrui et son visage surgit l'expérience pure de l'autre.

Lévinas n'est pas un « théoricien » et ceux qui répondraient : mais plein de gens sont tués tous les jours ne contredisent pas Lévinas qui en est bien conscient. Il signifie justement que ceux qui prennent en charge cette morale, qui ne tuent pas ne le font pas car ils voient dans le visage de l'autre cette interdiction, cette obligation de respecter l'autre pour ce qu'il est. Sans aller jusqu'à tuer, la plus ou moins grande morale dépend de ce qu'on le respecte plus ou moins dans ses choix de vie ou qu'on lui impose plus ou moins les nôtres.

L'extrait de l'ouvage de Lévinas est issu de l'ouvrage de J.Russ, la marche des idées contemporaines dans son chapitre "Ethique et Politique".


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