samedi 17 mai 2008

L'homme tragique ou le rapport au bonheur

« L'homme tragique n'est ni optimiste, ni pessimiste. Il n'affirme pas la vie parce qu'elle serait « bonne ». Elle est aussi bien mauvaise. Ni parce qu'elle serait « sensée ». Elle est aussi bien absurde. Il ne fait pas l'addition algébrique des « bons » et des « mauvais » cotés de la vie (d'où résulterait l'optimisme ou le pessimisme). Il refuse toute rationalisation, toute justification du monde et de la vie. Il ne dira jamais que le monde est « bon », que l'ordre des choses est « raisonnable », que la vie est « juste ». Au contraire, au point de vue moral, c'est à dire au point de vue de ce qui est raisonnable et juste, il ne voit aucune espèce de justification au monde et à la vie. Le monde est bien plutôt intolérable. Il est le lieu des contradictions quasi insoutenables, des contrastes mortels. Le tragique ne peut en aucune façon être rationalisé. Or le tragique est essentiel à la vie. Cela veut dire que le choix de la vie, de préférence à la mort, ne peut aucunement être fondé. Mais alors pourquoi affirmer la vie ? Simplement par vitalité.

La vie n'est pas affirmable par raison (l'affirmation ne se fonde pas sur une philosophie affirmative). Elle n'est affirmable que par elle-même. Dans l'homme tragique, c'est la vie qui affirme la vie – et la mort. L'homme tragique veut l'unité des contraires, c'est à dire à la fois les deux côtés de tout ce qui fait le vivant : l'amour et la fin de l'amour, l'amitié et la fin de l'amitié, l'oeuvre et la destruction de cette oeuvre, le moment heureux et la fin du moment heureux. En général, on veut retenir, garder : si l'on aime ce doit être pour toujours, etc. Mais l'homme tragique sait que la signification de ce qui est vivant ne saurait être dans la durée. Il cherche à donner à un amour, une amitié, une oeuvre, etc. la plus haute qualité possible, mais il dissocie complètement la valeur et la durée, et,dans tout ce qui fait à ses yeux la valeur de la vie, il discerne déjà le signe de ce qui va périr.

Une amitié a son début, sa croissance, sa plénitude et sa fin, comme un vivant. Un jour ou l'autre vient (ou viendrait – si l'on vivait assez longtemps) le moment d'y mettre fin. Et un aspect essentiel de l'art tragique de vivre est l'art de mettre fin. Rien ne doit, ou ne devrait, durer au-delà de sa signification réelle (ne doit survivre au temps où les mots, les gestes, etc. ont leur sens plein) : l'homme tragique détruit sans cesse en lui les branches demi-mortes laissées par la vie, sinon avec « l'éternelle joie du devenir » (comme dit Nietzsche), en tout cas sans égard pour sa peine, s'il en éprouve. »

Marcel Conche, Orientation philosophique
*
Ce texte absolument nietzschéen est particulièrement convaincant. Je lui vois personnellement quand même deux défauts, même si je suis globalement d'accord :

il ne répond pas à la question fondamentale, sinon par la dénonciation nietzschéenne des arrières-mondes, « Pourquoi y a t il quelque chose sur cette terre au lieu de rien ? »
si l'histoire a été parcourue de tels soubresauts, qu'en accord avec cette théorie de l'homme tragique, Walter Benjamin en est venu à parler d'histoire-chaos, d'où le sens avait déserté, il n'en reste pas moins qu'on se réveille étonnés à chaque fois que le monde soit encore présent, comme si les forces de vie l'emportaient toujours un tout petit peu sur les forces de mort au cours de l'histoire humaine ...même quand la situation peut paraître désespérée ...Or d'après la réflexion de l'homme tragique, à chaque fois nous aurions aussi bien pu disparaître de la terre ...
enfin, ce subjectivisme est quoiqu'en dise Conche à mon avis un pessimisme sur la nature humaine, mais il est vrai que nombre de faits sur cette terre peuvent donner raison (mais recense t on parallèlement tous les gestes bons quotidiens ...)

Le texte de Conche est particulièrement profond quand il aborde la durée :
il associe la notion de toujours à l'intensité. Ce n'est pas un mensonge de dire qu'on aime pour toujours car cela décrit l'intensité du sentiment vécu au moment où la phrase est prononcée, de manière sincère.
- couper les branches mortes : notion essentielle qui veut que retenir c'est déjà avoir perdu. Il est inutile de rechercher ce que l'autre ne veut pas ou plus, quand bien même c'est douloureux. Combat perdu d'avance. Lui rappeler les promesses passées serait ne pas comprendre cette dimension de l'homme tragique et de son rapport au temps. Et a contrario, le bonheur fait figure d'instant, soit un refus de la durée pour y inscrire le bonheur. Ce dernier serait alors la somme des instants, le bonheur serait par définition fugitif. Fuir le bonheur de peur qu'il ne se sauve ...pour reprendre Gainsbourg.

Autre point : ce texte rejoint une réflexion de JP.Vernant qu'on retrouve ailleurs sur ce blog selon laquelle certains êtres sont des êtres de la continuité et d'autres relèvent de la discontinuité. Certains ont besoin régulièrement de déchirer le tissu pour rester soi-même, d'autres sont à l'enseigne de la fidélité. Tout homme n'est pas forcément un homme tragique.

Maintenant je termine sur une réflexion de Clément Rosset qui m'a toujours laissé songeur : je vous laisse à votre appréciation car je n'ai jamais su définir mon rapport à cette citation :

J'apprécie particulièrement le rapport à la vie de la joie, oublieuse des malheurs pour être entièrement elle-même. Mais la référence au malheur et au fait que la joie y soit attentive me laisse perplexe. Et je ne sais pas si je dois trouver cela bien ou mal. Cela me gacherait ma joie que de le penser ... La joie ne serait pas un oubli ?

« Non seulement [...] la joie réussit à s'accommoder du tragique, mais encore et surtout [...] elle ne consiste que dans et par cet accord paradoxal avec lui. Car c'est justement le privilège de la joie, et la raison du contentement particulier qu'elle dispense – contentement unique parce que seul à être sans réserve – que de demeurer à la fois parfaitement conscient et parfaitement indifférent au regard des malheurs dont se compose l'existence. Cette indifférence au malheur, sur laquelle je vais revenir, ne signifie pas que la joie y soit inattentive, encore moins qu'elle prétende en ignorer, mais au contraire qu'elle y est éminemment attentive, partie première prenante et première concernée ; cela précisément en raison de son pouvoir approbateur qui lui permet d'en connaître plus et mieux que quiconque. C'est pourquoi je dirai, pour me résumer d'un mot, qu'il n'est de joie véritable que si elle est en même temps contrariée, en contradiction avec elle-même : la joie est paradoxale, ou n'est pas la joie. »

Clément Rosset, La Force Majeure.

Tous ces textes sont puisés au sein de l'ouvrage de J.Russ, La Marche des Idées contemporaines, dans son chapitre Ethique et Politique.

Bon j'ai pris plaisir à relater ces textes qui me semblent essentiels à la description du bonheur vu par la philosophie mais là j'avoue je vais aller faire la vaisselle ou repasser des chemises car mon cerveau bout et en a assez !!!


3 commentaires:

mt a dit…

A trop vouloir philosopher sur le Bonheur, l'Existence, n'y a-t-il pas un risque de passer à côté ?
car le Bonheur est simple à qui sait le reconnaitre et le suivre....
Le besoin de tout vouloir comprendre nous rend vulnérable....
mt

le vilain petit canard a dit…

vouloir nous brule pouvoir nous détruit seul savoir laisse notre cerveau a peu près intact ... et puis je suis balance ascendant scorpion, tu sais, la petite bête qui creuse dans le sable ...

mt a dit…

t'es pas la petite bete qui creuse dans le sable .... t'es le vilain petit canard !!!!!
à toi de choisir ! Ha! Ha! Ha!

mais très bien cette lecture ...ou re-lecture!
euh moi j'ai déjà fait la vaisselle donc je vais aller me balader pour gouter .... à ce que je veux !!!!

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