jeudi 18 août 2011

L'islamisation des regards

Dans un ouvrage consacré en 2005 à l'Islam Imaginaire, le journaliste Thomas Deltombe s'est intéressé à la construction médiatique d'une image de l'Islam en France de 1975 à 2005.

S'il a le défaut à mon goût de farie disparaître toute acuité au problème, de vouloir nier toute difficulté d'intégration ou de "réception" en France des populations immigrées d'origine arabe, il constitue en revanche un formidable outil de déconstruction des représentations de l'Islam en France via les médias, en mettant à jour tous leurs pré-supposés implicites.

J'ai souhaité mettre en avant trois paragraphes qui illustrent le propos de l'auteur :

Dans l'introduction, il cerne son objet et son contexte télévisuel :

Média et Islam :

Nous découvrons une des caractéristiques essentielles de la médiatisation télévisuelle de l'islam de France : les « musulmans » ont dans l'ensemble assez peu de prise sur « leur » image. La variété des façons d'être musulman place les journalistes dans une situation d'incertitude. Mais aussi dans une certaine forme d'impunité : qui viendra démentir leurs versions de l'islam ? Qui peut statuer sur la légitimité de ceux qui disent parier au nom de l'islam ? D'où tire-t-on l'idée si répandue qu' « il y a trois (quatre, cinq...) millions de musulmans en France » ? C'est le regard qui crée l'objet, et non l'inverse. C'est donc paradoxalement en s'intéressant à ce qui se passe à l'extérieur de ce que l'on appelle aujourd'hui, de façon é nigmatique, la « communauté musulmane de France » qu'on peut comprendre la logique de sa médiatisation.
L'islam de France en tant qu'objet médiatique est bien souvent regardé à travers des événements qui sont étrangers à la France. Une ré volution en Iran, un conflit en Irak, une guerre civile en Algérie, des attentats à New York et à Washington ? Et voilà les caméras qui s'intéressent aux « musulmans » de l'Hexagone, avec l'idée implicite qu'ils sont « tous les mêmes » . Mais il est surtout, quoique de façon moins visible, façonné par des phénomènes qui sont à bien des égards étrangers à l'islam : crises de la représentation politique, de l'école, des banlieues...

Le rôle de la femme : instrumentalisation d'une vision :

IL démontre comment tendancieuse est l'approche de la femme par le regard médiatique occidental :

L'islamisation des regards... ou la colonisation par d'autres moyens ?
On pourrait pourtant s'étonner de l'acharnement avec lequel ces journalistes évoquent des problèmes aussi sensibles. Et de leur propension à évacuer tout ce qui ne cadre pas avec leur volonté de circonscrire la question a un face-à -face culturel, entre un « islam jugé archaïque et tyrannique et un « Occident » nécessairement moderne et émancipateur.

Car le but des reportages est toujours de glorifier la « liberté », le « dynamisme » et l'« ouverture » de ces jeunes filles et de mettre en accusation, par contraste, les « traditions » ou l'« autorité d'un pè re trè s religieux ». « II semblerait que les problèmes démarrent chaque fois à l'époque du ramadan, mais ce n'est certainement pas la seule cause, témoigne une vague connaissance d'une jeune fille séquestrée. Malika est quand même d'esprit très français. Et pour elle, le Coran et tout ça, ça ne l'inté resse pas du tout.»
Si la religion n'est pas, chacun affecte d'en convenir, la « seule cause » du mal-être des beurettes, les autres causes passent pourtant systématiquement a la trappe. Comme pour ce couple que les médias, en janvier 1988, surnomment les « Roméo et Juliette de Toulon » . Quel est le « problème » ? s'interroge un journaliste de FR3 : « II est de religion catholique, elle est de confession musulmane. Pour eux, ce n'est pas important, Roger est même prêt a se convertir Mais pour les parents de Nasséra, c'est essentiel. » Le journaliste balaie en revanche un autre « détail » : il a trente-trois ans, elle en a seize. Pour lui « ce n'est pas important » . Mais pour les parents qu'il incrimine ? Tout fonctionne comme si, derrière la cause invoquée, la motivation réelle des journalistes était ailleurs : demander aux filles de renier publiquement leurs traditions et les transformer en agents promotionnels de la « culture française » auprès de leurs semblables. On s'étonnera ainsi que les reportages s'en prennent si violemment aux pères immigrés, sans jamais mentionner les enquêtes qui révèlent un accroissement constant des mariages mixtes en France, ni celles qui montrent la ré ticence toujours massive des Français à accepter ce type d'union pour leurs propres enfants . Les conditions socio-économiques, les destins personnels, les situations familiales singulières, pourtant essentiels pour comprendre les relations que peuvent entretenir les filles avec leur père, ne sont jamais évoqués.

Certains téléspectateurs auraient peut-être été intéressés de comprendre pourquoi la famille et la religion représentent des valeurs refuge pour un père à qui l'on ne cesse de rappeler qu'il est « déraciné » ou qui est resté en France, malgré un licenciement, sur l'insistance de ses enfants. Les réticences des pères peuvent être plus profondes encore : dans le documentaire de Coline Serreau qu'on avait pu voir en 1980, un père marseillais expliquait fugitivement pourquoi il lui était impossible d'accueillir à sa table un gendre français : « Parce qu'un Français ne deviendra jamais algérien... Et alors ! Pourquoi l'Algérie n'est pas devenue française ? » L'homme avait été torturé par l'armée française en Algérie.
Les sujets sur les beurettes témoignent d'un regard quasi pathologique sur la culture maghrébine en général et sur l'islam en particulier. Cette obses sion de la jeune fille révoltée contre l'héritage paternel porte les lourdes traces d'un passé colonial mal digéré. Comment ne pas voir en effet que les sujets sur les beurettes se multiplient au moment où la France s'enfonce dans une grave crise identitaire et où les gouvernements français successifs multiplient les mesures anti-immigrés et cherchent à restreindre l'accès à la nationalité française ? À travers la thé matique de l'oppression des femmes maghrébines, se joue sur les écrans de télévision une répétition euphémisée de la posture « civilis trice » coloniale, telle qu'elle s'est développée pendant plus d'un siècle en Algérie. Nourrie de paternalisme et de la conviction de l'infériorité de l’« autre » indigène, homme ou femme, la France se préoccupait bien moins,en vérité , d'une authentique émancipation de la femme que de briser et fragmenter la société algérienne, fût-ce en s'appuyant hypocritement sur la mise en cause de tout ce que peut avoir de choquant et d'inacceptable l'infériorisation structurelle, dans les cultures méditerranéennes (musulmanes ou non), de la soumission de la femme à la domination masculine.
Pour s'en convaincre, il faut relire Frantz Fanon, quand il évoquait en 1959 l'attitude du colonisateur face à la femme algérienne : « L'administration dominante veut défendre solennellement la femme humiliée, mise à l'écart, cloîtrée... On décrit les possibilités immenses de la femme, malheureusement transformée par l'homme algérien en objet inerte, démonétisé, voire déshumanisé . Le comportement de l'Algérien est dénoncé très fermement et assimilé à des survivances moyen âgeuses et barbares, avec une science infinie. La mise en place d'un réquisitoire-type contre l'Algérien sadique et vampire dans son attitude avec les femmes est entreprise et menée à bien. L'occupant amasse autour de la vie familiale de l'Algérien tout un ensemble de jugements, d'appréciations, de considérants, multiplie les anecdotes et les exemples é difiants, tentant ainsi d'enfermer l'Algérien dans un cercle de culpabilité. » Dans les années 1980, avec la même bonne conscience et la même inconscience des enjeux réels, la télévision a remplacé l'« administration coloniale ». Mais l'ennemi est toujours « musulman » .
En mars 1989, à la fin de l'affaire Rushdie, des journalistes se jettent ainsi sur un drame familial pour faire la démonstration de l'impossible coexistence entre la culture française et la culture musulmane. Alors que deux frères se suicident après avoir « tué leur sœur parce qu'elle sortait avec un Français », l'affaire fait l'ouverture des journaux télévisés. Ce fait divers sordide « met en évidence, de façon exacerbé e, les difficultés, les tensions, les recoins obscurs de l'assimilation dans une autre culture, où en particulier la sexualité se vit différemment » , analyse Christine Ockrent sur Antenne 2. « Ce drame [...] illustre une fois de plus les difficulté s pour une jeune fille musulmane et vivant en France d'échapper à l'emprise des traditions. On a souvent parlé de cas d'enlèvement ou de sé questration. Cette fois, un degré de plus dans l'intolérance a été franchi », ajoute Jean-Pierre Pernaut sur TFl.
En relevant ces jugements émis certainement en toute bonne foi et sans conscience de leur inscription dans une longue tradition coloniale, il ne s'agit évidemment pas de nier les souffrances de nombreuses jeunes femmes descendantes de migrants. Mais simplement de constater que l'interprétation qui est faite de ces drames familiaux tranche considérablement avec celle qui est donnée, par exemple, des crimes racistes fort nombreux à l'époque. Les rares fois où ils sont évoqués, ceux-ci ne sont jamais analysés comme une illustration, pour reprendre les termes de Christine Ockrent, des « recoins obscurs de l'assimilation » . En réalité , derrière la cause féministe et l'idéal du mariage mixte, les journalistes mettent souvent en scène une identité française assaillie par un ennemi mortel.

Enfin, dans un troisième extrait, Th.Deltombe s'attaque au syndrome algérien

Les ambivalences post-coloniales :

Derrière le débat naissant sur la place des « enfants d'immigrés » et avec la focalisation croissante sur l'immigration « arabe », les signes du retour du syndrome algérien se multiplient.Les immigrés algériens ont de toute évidence un statut particulier dans le traitement médiatique de l'immigration. Déjà en 1973, lors du premier choc pétrolier, les lecteurs attentifs de L'Express avaient pu s'étonner de cet « enchaînement logique de cause à effet » que décrivait la journaliste Françoise Giroud : « Si l'industrie française est affectée par les restrictions d'énergie, ce sont les travailleurs algériens qui seront les premiers chômeurs. » En 1974, c'est sous un titre évocateur qu'une émission de la troisième chaîne s'interrogeait sur la présence des travailleurs immigrés en France : Des Algériens pour quoi faire ?

Sous-représentés à la télévision au début des années 1970, les Algériens deviennent progressivement la clé du « problème de l'immigration » au début des années 1980. La guerre d'Algérie, occultée jusque-là , revient par bouffées, presque naturellement, derrière la question de l'immigration et de l'islam. Dans un remarquable documentaire intitulé Grands-mères de l'Islam, diffusé en 1980, Coline Serreau s'intéresse au sort d'une famille algérienne de Marseille dont le père est un ancien fellagha. Début 1981, un opposant au centre islamique de Rennes explique ses raisons à TF1. Le journaliste s'é tonne : « Vous parlez de valises... Valises et cercueil... Vous êtes pied-noir ? Vous avez fait l'Algé rie ? - Oui, j'ai fait l'Algérie, bien sû r. Je vous montrerai les photos, d'ailleurs. Mon combat en Algé rie a été magnifique, je crois ! »

On commence à sortir de l'amnésie décrite par l'historien Benjamin Stora : « Le problème de l'immigration découvre un conflit obsessionnel, jamais disparu. Derriè re, l'"Arabe", le "Maghrébin" et, derrière le "Maghrébin", l'"Algérien"... Les immigrants maghrébin seraient inassimilables à la société franç aise parce que profondément différents des autres immigrés, ceux de l'entre-deux-guerres par exemple. Cette différence s'expliquerait par la religion musulmane. Une population, par ses croyances, se serait exclue d'elle-même, volontairement, des valeurs établies par la société. »

Vingt ans après la fin du conflit, la guerre d'Algérie a laissé des traces profondes. Elle reste inscrite dans les mentalités et les réalités sociales françaises comme d'ailleurs algériennes. La France compte un million de pieds-noirs, 240 000 « Franç ais musulmans » (harkis). Près de deux millions de soldats français ont combattu en Algérie et 35 000 y ont péri. De nombreux journalistes ont fait leurs premières armes au cours du conflit. La guerre reste un épisode fondateur pour des organes de presse comme Le Nouvel Observateur ou l'Express, et l'Algérie une terre natale pour certains journalistes et intellectuels de renom (Jean-Pierre Elkabbach, Jean Daniel, Bernard-Henri Lévy, par exemple).

Derrière les mots "intégration", "assimilation", se dessine la grande question des Arabes en France, leur place, leur rôle comme nouveaux citoyens. Nombre de souvenirs qui paraissaient perdus se réveillent, se manifestent : peut-on être musulman et français par entière ? A nouveau se lève le défi, non réglé, qui a conduit à la guerre à la guerre d'Algérie." (Benjamin Stora, la Gangrène et l'Oubli, p. 279).




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