dimanche 28 septembre 2008

Ibn Arabi et les théophanies

Cet article reprend et réécrit le premier article sur Ibn arabi paru sur le blog, en le prolongeant également. Il reprend directement des idées de l'auteur, Henry Corbin, sans chercher à les expliciter ni à expliquer tous les contextes : les idées majeures se dégagent cependant au fur et à mesure de la lecture, même si l'ensemble n'est pas toujours compréhensible au vu des connaissances théologiques qu'il nous faudrait avoir.

L'expérience visionnaire d'Ibn Arabi oriente sa recherche sur le rôle de l'Imagination créatrice dans sa doctrine spirituelle. L'expérience mystique ne peut en effet s'entendre sous le seul aspect sous lequel la via negationis conduit à la disparition des Images.

La via negationis se heurte à une limite marquant le point de départ d'un rebroussement, laissant le champ libre à l'éclosion nécessaire des visions imaginales de la mystique visionnaire.

Si l'on veut comprendre pourquoi le soufisme une conjonction unique entre religion prophétique et religion mystique, il faut bien évoquer brièvement le contexte des penseurs et des problèmes où se situent Ibn Arabi et son école.

L'évènement qui succéda au système d'Avicenne en Orient ce ne fut pas la destruction de son système par un aristotélicien (rationaliste environ) comme Averroës, mais l'instauration de la théosophie de la Lumière comme sagesse orientale par Sohravardi.

En outre le ferment spirituel issu de la coalescence des deux écoles, celle de l'Ishraq de Sohravardi et celle d'Ibn Arabi va produire une situation ramenant au premier plan la question des rapports du soufisme et du shiisme. La signification de l'un et de l'autre en Islam va se préciser en les éclairant l'un par l'autre.

Il vient d'être fait allusion à un phénomène de coalescence entre la doctrine ésotérique d'Ibn Arabi et la théosophie sohravardienne de la Lumière ; une même coalescence intervient entre celle-ci et l'avicennisme. L'ensemble donne sa coloration propre à l'avicennisme ishraqi shi'ite professé par l'école d'Ispahan, lors de la renaissance safavide.

On ne peut bien entendu décrire ici l'ensemble du système avicennien, mais on évoquera principalement la figure qui en domine la noétique, celle de l'Intelligence active ou agente, cet ange de l'humanité comme l'appellera Sohravardi, dont l'importance tient à sa fonction déterminante pour l'anthropologie, pour la conception même de l'individu humain. L'avicennisme s'identifie avec l'esprit saint, c'est à dire avec l'ange Gabriel, comme ange de la révélation et de la connaissance.

Cette Intelligence est la dixième dans la cosmologie avicennienne, des pures Intelligences séparées, hiérarchie doublée d'une hiérarchie des Anges qui sont des Ames motrices des Sphères célestes. Ces Anges-Ames nouent entre elles autant de couples et communiquent aux cieux le mouvement de leur désir, les révolutions astronomiques ont alors le caractère d'une aspiration d'amour toujours renouvelée et toujours inassouvie. Ces Ames célestes ou Anges-Ames sont exemptes des perceptions sensibles, possèdent l'Imagination : elles sont même l'Imagination à l'état pur, dépourvues de perception sensible. Elles sont par excellence les Anges de ce monde intermédiaire où ont lieu les inspirations prophétiques et les visions théophaniques. Ce monde, Ibn Arabi le pénètre avec aisance dès les années de sa jeunesse. Au contraire les très graves conséquences résulteront de leur élimination dans la cosmologie d'Averroës. Quant à l'Intelligence ou Esprit-Saint, c'est d'elle qu'émanent nos âmes : elle en est à la fois l'existentiatrice et l'illuminatrice. Toute connaissance et toute réminiscence sont une illumination projetée par elle sur l'âme. Par elle, l'individu est rattaché directement au Céleste, sans avoir besoin de la médiation d'une Eglise. D'Où la peur de l'Ange qui anima les anti-avicenniens. Cette peur aboutit à obscurcir les récits d'initiation d'Avicenne ou de Sohravardi ou tous les romans mystiques persans. Par peur de l'Ange on préfère n'y voir que des allégories, des « façons de dire » inoffensives.

Dans son ensemble donc, l'angélologie avicennienne assure la fondation du monde intermédiaire de l'Imagination pure : elle rend possible une compréhension spirituelle des Révélations (et pas seulement un entendement rationnel), ce tawil aussi fondamental pour le soufisme que pour le shiisme. Elle assure l'autonomie radicale de l'individu non pas sur une philosophie (rationnelle) de l'esprit mais propose une théosophie de l'Esprit Saint.

Tout cela mit l'orthodoxie en état d'alarme.

Averroës admet certes une intelligence humaine mais cette intelligence ce n'est pas l'Individu car tout l'individuel s'identifie avec le périssable : ce qu'il y a d'éternisable dans l'individu appartient totalement à l'Intelligence agente séparée et unique. Nous sommes loin du sentiment de l'individualité impérissable du Spirituel avicennien, acquis du fait même de sa conjonction avec l'Intelligence agente. Egalement en supprimant la notion d'Ames célestes, Averroës supprime ce monde médiateur où se résout le conflit qui a tant déchiré l'Occident, celui entre la théologie et la philosophie, entre la loi et le savoir, entre le symbole et l'histoire. Ce conflit qui va croître avec l'évolution de l'averroïsme et son ambiguité qui perdure encore.

Or le tawil est « essentiellement compréhension symbolique, transmutation de tout le visible en symboles, intuition d'une essence ou d'une personne dans une Image qui n'est ni l'universel logique, ni l'espèce sensible, et qui est irremplaçable pour signifier ce qui est à signifier ». Or on vient d'attirer l'attention sur la catastrophe métaphysique que représente de ce point de vue la disparition du monde des ames célestes, monde des correspondances et des Images subsistantes dont l'organe de connaissance était en propre l'Imagination active. Comment en l'absence de ce monde percevoir des symboles et mener à bien une exégèse symbolique ?

Il nous faut revenir à la distinction fondamentale entre allégorie et symbole : la première est une opération rationnelle, n'impliquant de passage ni à un nouveau plan de l'être, ni à une nouvelle profondeur de conscience : c'est la figuration à un même niveau de conscience de ce qui peut être déjà fort bien connu d'une autre manière. Le symbole annonce un autre plan de conscience que l'évidence rationnelle : il est le « chiffre » d'un mystère, le seul moyen de dire ce qui ne peut être appréhendé autrement ; il n'est jamais expliqué une fois pour toutes, mais toujours à déchiffrer de nouveau, de même qu'une partition musicale n'est jamais déchiffrée une fois pour toutes mais appelle une exécution toujours nouvelle. La différence entre le shiisme et l'averroïsme est ici béante.

Par essence le tawil ne peut tomber dans le domaine des évidences communes ; il postule un ésotérisme.

Ni le christianisme, ni l'Islam ne sont dans leur constitution historique officielle des religions initiatiques. Pourtant il existe une version initiatique, une gnose du Christianisme et de l'Islam. La question reste de savoir si les dogmes fondamentaux de l'un et de l'autre justifient ou récusent, nécessitent ou contredisent cette fonction de la gnose.

On peut certes imaginer dans la méta histoire une dialogue entre les Frères au coeur pur de Basra aux attaches ismaéliennes avec les Rose-Croix Valentin Andreae ; ils se seraient parfaitement compris. Mais la question subsiste : y eut il en Chrétienté un phénomène comparable à ce que représente en Islam la Gnose Ismaélienne ? Ou bien à partir de quand y est il devenu impossible ? Il y eut en chrétienté des Sprituels comparables à un Ibn Arabi : leur influence est elle respectivement comparable ? Y a t il en chrétienté un phénomène comparable, en extension et en profondeur, à celui du soufisme ?

Le phénomène Eglise tel qu'il s'est constitué en Occident avec son Magistère, ses dogmes et ses Conciles est incompatible avec la reconnaissance de sodalités initiatiques. Or ce phénomène n'a pas son équivalent en Islam. Le heurt entre l'Islam officiel et les mouvements initiatiques ne s'en produisit pas moins. Il y aurait à étudier comparativement de part et d'autre comment le refus de toutes les formes spirituelles que l'on peut désigner par le terme d'initiatisme ou d'ésotérisme, marque le point de départ de la laïcisation et de la socialisation.

L'ésotérisme shi'ite appelle l'idée d'une hiérarchie mystique invisible ; l'idée profondément sienne est celle de l'occultation ou absence de l'Imam. Et l'idée de cette pure hiérarchie mystique, dans la doctrine d'Ibn Arabi et dans le soufisme en général, porte peut-être bien la marque originelle du shi'isme.

Les penseurs rationalistes eussent été aussi empêchés de comprendre la spiritualité d'un Ibn Arabi que l'imâmologie, la Walaya ou sacerdoce spirituel de l'Imam et des siens, initiant au sens ésotérique, à la gnose des Révélations.

Enoncer que la laïcisation commence avec l'élimination de la gnose, c'est viser le phénomène de désécration essentielle, une déchéance métaphysique du sacré que ne compense ni ne codifie aucune droit canonique. Et cette désécration atteint en sa profondeur l'individu ; c'est par lui qu'elle commence. A l'individu humain comme tel, l'averroïsme refuse toute éternisation possible.

C'est la décision qui abolit la dimension transcendante de l'individu en tant que tel, c'est à dire sa relation immédiate et personnelle avec l'Ange de la Connaissance et de la Révélation.

Les effets de la théosophie sohravardienne de la Lumière se feront sentir e Iran jusqu'à nos jours. Un de ses traits essentiels est de rendre indissociables philosophie et expérience mystique : une philosophie qui n'aboutit pas à une métaphysique d'extase est une spéculation vaine ; une expérience mystique qui ne s'appuie pas sur une formation philosophique solide, est menacée de s'égarer et de dégénérer.

En Occident, échec de l'avicennisme submergé sous la montée de l'averroïsme. En Iran une nouvelle destinée qui infuse à l'avicennisme la sève du néo-platonisme zoroastrien de Sohravardi et le perpétue jusqu'à nos jours. Dès lors aussi plus rien qui corresponde à la disparition des Animae Caelestes, la hiérarchie des Anges-Ames rejetée par l'averroïsme, ni à tout ce que leur disparition impliquait ou dont elle était le symptôme. Avec elles est conservée l'existence objective du monde intermédiaire, le monde des Images subsistantes, des corps immatériels, que Sohravardi appelle le Moyen Orient cosmique. Conservée aussi la prérogative de l'Imagination qui est l'organe de ce monde médiateur, et avec elle la réalité spécifique des évènements, des théophanies qui s'y accomplissent, réalité plénière, bien qu'elle ne soit pas la réalité physique, sensible, historique de notre monde.

En outre dans la théosophie sohravardienne de la Lumière, c'est toute la théorie platonicienne des Idées qui est interprétée en termes d'angélologie zoroastrienne. Une physique de la Lumière ne peut être qu'une Angélologie, parce que c'est la Lumière qui est la vie, et la Vie est essentiellement Lumière. Ce qu'on appelle le corps matériel est par essence nuit et mort, c'est un cadavre. Ce sont les anges, seigneurs des espèces, qui par les différents degrés d'intensité de leur luminescence, causent les différences des espèces. De ces différences, ce ne peut jamais être le corps naturel qui rende raison. Ce que le péripatétisme considère comme le concept d'une espèce, l'universel logique, n'est plus que la dépouille d'un Ange.

Le Sage en la personne duquel ce sentiment de l'univers fructifie en métaphysique d'extase, celui qui cumule la plénitude du savoir philosophique et de l'expérience mystique, celui-là est le Sage Parfait, le Pôle (Qotb) ; il est le sommet de la hiérarchie mystique invisible sans laquelle l'univers ne pourrait continuer de subsister. Dès lors avec cette idée de l'Homme Parfait, la théosophie de l'Ishraq se trouvait spontanément orientée à la rencontre du shi'isme et de son imamologie ; elle était éminemment apte à fonder philosophiquement le concept de l'Imam éternel et de ses exemplifications dans le plérôme des saints Imams (les « guides spirituels »).

Les dates elles mêmes ne sont que des points de repères extérieurs ; en réalité leur vraie référence est transhistorique ; le plus souvent elle se trouve dans ce monde intermédiaire des Images subsistantes, sans lesquelles il n'y aurait pas de théophanie.

Il est paradoxal que le néo-traditionnalisme en Occident se soit si peu soucié du shi'isme lequel représente par excellence la lignée ésotérique en Islam que l'on considère la gnose ismaélienne ou que l'on considère la théosophie de l'Imamisme, c'est à dire celle du shi'isme duodécimain jusque dans ses élaborations traditionnelles modernes.

Il apparaît cependant que les positions du dialogue spirituel entre Islam et christianisme changent du tout au tout, selon que celui-ci a pour interlocuteur l'Islam shi'ite ou un autre.

Tous les grands thèmes constitutifs de la pensée shi'ite fournissent à la réflexion théologique qu'ils sollicitent un matériel dont la richesse ne peut se comparer avec l'apport offert par l'Islam sunnite. Ils ont pour dominante l'idée de théophanie en forme humaine, l'anthropomorphose divine qui comble l'abîme laissé béant par le monothéisme abstrait. Il ne s'agit pas cependant du dogme chrétien de l'Incarnation, mais de la manifestation du Dieu inconnaissable en la forme angélique de l'anthropos céleste, dont les saints Imams furent sur terre les exemplifications, les formes « théophaniques ». Tandis que l'Incarnation postule un fait unique s'insérant dans la trame des faits historiques de la chronologie, et y fonde cette réalité écclésiale, en revanche ce qu'appelle l'idée théophanique, c'est une assomption céleste de l'homme, la rentrée dans un temps qui n'est pas le temps de l'histoire et de sa chronologie.


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