dimanche 9 mars 2008

Adorno : Minima Moralia

Par son éclatement même en 153 notes, sorte de journal rédigé sur trois ans (1944-1947), non pas récit des travaux et des jours, mais exercice théorique, Minima Moralia premier volume d'Adorno à paraître en Allemagne après guerre en 1951, est l'expression la plus représentative de sa pensée et de la virtuosité de son écriture.

L'ouvrage n'a pas la cohérence conceptuelle : pourtant Adorno s'y reflète, image d'un homme assiégé, combatif, se précipitant dans l'écrit selon une forme marquée par Walter Benjamin, au moment où l'euphorie de la victoire sur le nazisme s'avère impuissante à dissiper le sentiment d'une impasse. Le sous-titre de l'ouvrage, « Réflexions sur la vie mutilée » dit cette blessure quasi inguérissable de l'histoire récente. Et nul n'en est exempté.

Le social d'abord : le propos est provocateur mais en même temps qu'une dénonciation de tout idéalisme, il affirme précisément ce qui soutient une éthique minimale mais exigeante, à savoir la nécessité de (re)venir à la reconnaissance de l'altérité (l'autre selon ses propres critères de jugement et non les nôtres), la restitution des singularités, en autrui comme en tout objet, non solubles. Ethique par des mots étrangers, « ces juifs dans le langage », « moralia » et « minima ». La critique d'Adorno n'est pas que dénonciation féroce ; comme chez Nietzsche, si honoré en ces pages, de minuscules réserves d'espoir sont là, décisives pourtant.

Quant au politique, en tant qu'organisation du pouvoir, il se résorbe et s'explique par le destin de la raison occidentale. Son histoire n'est pas détachable, différente de celle de la Raison, c'est à dire de la logique implacable selon laquelle il s'est avéré que la raison logique depuis Descartes, émancipatrice, est aussi dominatrice et qu'elle est demeurée aveugle sur cet obscur revers à multiples noms : la maîtrise, l'instrumentalisation mais qui recouvrent tous la même réalité, l'asservissement mais non la libération, la perte de soi et des autres. L'ambiguité de la politique est indissociable de l'ambiguité de la Raison. L'irrationnel est un échappatoire facile et on y a largement recouru au vingtième siècle, mais le rationnel même ne s'en est pas délivré : il loge en lui comme un serpent sous la forme du dessein inavoué de domination.

C'est pourquoi le jugement sur Hegel est à double tranchant. La dialectique hégélienne instaure la généralisation de la médiation, donc pour Adorno la nécessité de tout replacer dans le cadre des relations sociales. Aucune idée immédiate ne peut prétendre à une vérité initiale, originelle. Mais d'un autre côté, chez Hegel la dialectique implique une funeste universalité de la pensée.

La version politique de cette universalité est une totalisation sous sa figure la plus vulgaire qui quelque soit le poids des circonstances historiques (imbroglio de Weimar, nationalisme ambiant ...) explique au mieux l'imposition si aisée du nazisme. Le nazisme est une opération de racket, de brigandage dans une Allemagne triste. Sans produire la moindre culture, il a radicalisé des phénomènes en cours : la massification, la fascination de la productivité rationalisée(Cf la construction des camps d'extermination), le renoncement de l'individu à lui-même, la séduction de la technique comme art de produire et de commander, bref la mise au rebut de la raison critique (quasi inverse de la raison logique) et de toute singularité inassimilable. Ls formes mobilisatrices de cette Totalisation : vocation allemande, idolatrie du social et du collectif, haine de l'autre, appel au chef. Une totalisation qui fait que la Shoah n'est pas un accident ; elle dérive en droite ligne de cette machinerie psycho-sociale d'éradication. Si paradoxal que cela semble, Auschwitz s'interprète à la lumière de l'histoire de la Raison se dégradant en outil de progrès jusqu'à la manipulation qui finit par « l'indifférence à sa propre mort » de l'humanité. Mais Auschwitz, véritable trou noir dans la pensée d'Adorno, ouvre une vision de l'histoire presque inverse de la vision d'Hegel : l'histoire est une « machine infernale », sanctionnée par le nazisme et ses ruines.

Adorno qui tenait encore Marx en estime modifia son attitude intellectuelle après la catastrophe.

Les conflits de classe qui n'ont pas disparu reculent en quelque sorte à ses yeux derrière des antagonismes plus durs et plus nets, tous sourdement animés par l'attrait vertigineux pour la domination sur autrui et la nature. Telle serait la brutalité de notre modernité.

L'économique donne raison à Marx : Adorno prophétise déjà : « le principe économique triomphe partout ». La force de travail n'est que forme marchande ; et la « marchandisation » est un processus de contamination généralisée, gagnant la culture et les relations sociales. Le capitalisme l'emporte à l'ouest, à l'est aussi. Il en résulte un matérialisme des plus vulgaires, étranger au matérialisme toujours visé par Adorno. Il en résulte aussi cette formidable mutilation des individus qui, en dépit des protestations bruyantes, tel certain existentialisme, ont « perdu jusqu'à la conscience d'eux-mêmes ». « De nos jours la plupart des gens hurlent avec les loups ». Quelle tâche, quelle place alors pour l'intellectuel qui ne veut pas abdiquer ? La critique des idéologies et de la culture, expression et moteur de l'enlisement des hommes dans l'économie et de leur soumission. Tâche délicate, la puissance dévorante de la culture étant telle qu'elle fait aussi marché de la critique. S'il est impossible d'être irrécupérable, il faut au moins, par un tour particulier d'écriture, par l'appui sur trois assises fortes, la mémoire, l'expérience, la réflexion, manifester la vérité de ne pas collaborer (Ohne mitmachen). Le reproche de mandarinat hautain souvent élevé contre Adorno exprime la jalousie irritée de cette contestation têtue.

« La culture de masse est une psychanalyse à l'envers ». La maladie, c'est la normalité. Tous semblables.

Ces notations ne sont pas à mettre au compte d'un moralisme masochiste. Elles témoignent plutôt chez Adorno d'une passion du social. Mais autant que le contenu, c'est leur forme de présentation qui frappe : l'approche fragmentée à l'opposé de toute théorie. L'approche non synthétique signifie précisément le déni de la synthèse particulier/universel, l'interdit de toute projection de la réconciliation, même si celle-ci reste l'utopie. Une certaine nostalgie du sujet bourgeois s'y laisse entendre figuré par des hommes comme Balzac, Beethovent, Goethe, cette « civilisation de la Beauté éclairée par la raison », nostalgie à vrai dire assez indécise, liée à une sorte d'anticapitalisme romantique. L'histoire moderne est celle d'une chute. S'aveugler est la pire menace. La critique est éveil, non moralisme, elle est résistance, « la dernière relation négative à la vérité ».

Il y a deux lieux où s'exerce au moins et sous conditions cette stratégie de résistance, l'art et la philosophie.

L'art est intelligence très secrète de l'histoire. Il re-présente remarquablement le monde social, ses distorsions, ses ouvertures : la « bouteille à la mer » ramenant au rythme des vagues et des marées, « le souvenir du particulier ». « L'universel de la Beauté ne peut se communiquer au sujet que dans l'obsession du particulier ».

Tel est aussi l'impératif pour la philosophie, sous la forme de la réitération incessante du travail du négatif, appelé aujourd'hui déconstruction. Dès sa jeunesse, Adorno avait appris de Kracauer, à considérer les textes philosophiques comme des documents de la vérité historique et sociale, non comme l'exposition de la vérité.

Dès 1931, Adorno reconnaissait que la pensée doit renoncer à l'illusion de pouvoir saisir la totalité du réel ou de se croire adéquate et conforme à l'Etre.

Ecrits plus qu'empruntés car très peu modifiés à l'article sur Adorno du Dictionnaire philosphique des idées politiques.


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