vendredi 8 février 2008

La retraite devant Moscou : la rencontre d'une vieille femme russe

Nous arrêtons les voitures au milieu de la rue obscure du village. Petlioura est un magicien pour ce qui est de se procurer du lait, des pommes, de creuser des abris et de trouver où dormir. Il disparaît dans l'obscurité. Mais cette fois-ci, il semble qu'il ne soit pas à la hauteur. Nous entrons dans une isba glaciale et noire comme une tombe. A l'intérieur, dans le froid et les ténèbres, est assise une vieille femme de soixante-dix ans qui fredonne des chansons. Elle nous accueille avec joie, avec plaisir, pas du tout comme le font les vieilles, sans gémissements, ni lamentations, alors que tout porte à croire qu'elle a toutes les raisons de se plaindre de son sort. Son histoire est la suivante.

Sa fille, ouvrière d'usine à Moscou, l'a conduite à la campagne chez son fils, l'y a laissée et s'en est retournée en ville. Son fils est le président du kolkhoze, il l'a fait déménager dans cette maison à demi ruinée, la bru ne voulant à aucun prix vivre avec sa belle-mère. La même bru interdit au fils d'aider sa mère, qui vit de ce que lui donnent les braves gens. De temps à autre, le fils lui apporte, à l'insu de sa femme, un petit peu de millet ou des pommes de terre. Son deuxième fils, Vania, le cadet, qui travaille dans une usine à Toula, est parti à la guerre comme volontaire. Il combat près de Smolensk, il n'y a pas de lettres de lui depuis longtemps, un mois entier. Vania est son préféré. Elle raconte toute cette histoire d'une voix pleine de bonté, sereine, sans amertume, sans rancune, sans douleur, sans reproche, elle raconte, comme un sage, un philosophe, un savant parlant des lois cruelles, mais naturelles de la vie. Avec la générosité d'une reine, elle a donné à notre meute transie toutes ses provisions, sans rien en garder : une dizaine de petites bûches, qui devaient lui suffire pour une semaine, une pleine poignée de gros sel, tout entière, si bien qu'il ne lui en est pas resté un grain : elle nous a donné la moitié d'un seau de pommes de terre, n'en gardant pas plus d'une demi-douzaine de petites, elle a donné son oreiller : un sac bourré de paille, et sa couverture trouée. Elle a apporté une lampe, et lorsque les chauffeurs ont voulu y mettre de l'essence, elle s'y est opposée : « l'essence, vous en aurez besoin », et elle a apporté une minuscule fiole où elle conservait une « réserve » sacro-sainte de pétrole lampant et l'a vidée dans la lampe ... Nous ayant offert chaleur, nourriture, lumière, couche moelleuse, elle s'en est allée derrière la cloison, dans la partie froide de l'isba. Elle s'est assise là et s'est mise à fredonner ses chansons.

Je suis allé la trouver : « Babouchka, mais vous, vous êtes dans le noir, le froid et vous allez vous coucher à même les planches ? » Elle s'est contentée de me faire un geste de main. « Comment faites vous donc, seule, toutes les nuits dans l'obscurité et le froid ? - Ma foi, je reste dans le noir, je me chante quelque chose ou je me raconte des histoires. »
Quand le chaudron de pommes de terre a été cuit, nous avons mangé, nous nous sommes bien réchauffés, nous nous sommes couchés. La vieille est venue nous trouver, elle est restée debout près de la porte et elle a dit : « Maintenant je vais vous chanter des chansons », et elle s'est mise à chanter d'une voix fruste, basse, rauque, une voix non pas de vieille femme mais de vieil homme ...

Puis Elle a dit : « Oh, quelle santé j'avais, un vrai cheval ! » Et elle nous a raconté : « le diable est venu me trouver hier, la nuit, il a enfoncé ses griffes dans ma paume. Je me suis mise à prier : « Que Dieu se lève et que ses ennemis se dispersent », mais il n'y a pas prêté la moindre attention. Alors j'ai commencé à l'agonir de gros mots, il est parti immédiatement.
« Et avant-hier, monVania est venu, la nuit. Il s'est assis à table et a regardé par la fenêtre. Je l'ai appelé : « Vania, Vania ! « , et il a continué à se taire et à regarder par la fenêtre. »
Si nous sommes un jour vainqueurs dans cette guerre effroyable, féroce, c'est parce que nous avons de grands coeurs de cette trempe au plus profond du peuple, des justes à l'âme généreuse et prête à tout donner sans compter. Des vieilles comme cela sont les mères de ces fils qui, dans leur grande simplicité, donnent leur vie « pour leurs prochains » aussi facilement, aussi généreusement que cette vieille femme de Toula, si pauvre, nous a offert sa nourriture, sa lumière, son bois, son sel. Il peut bien n'y en avoir qu'une petite poignée sur notre terre, elles vaincront.

Cette pauvresse à la générosité royale nous a à tous fait forte impression. Le matin, nous lui avons donné toutes nos réserves, et les chauffeurs, pris d'une fièvre de bonté, ont ratissé tous les environs et lui ont apporté une quantité de bois et de pommes de terre telle que cela devrait lui suffire jusqu'au printemps. « Ca alors ... la vieille ... » a déclaré Petlioura quand nous sommes sortis sur la route, et il a hoché la tête.

V.Grossman, Carnets de guerre, journaliste à Krasnaïa Zvezda


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