Essai de définition du totalitarisme par Hannah Arendt à partir d'une distinction entre la solitude et la désolation :
Le XXème siècle a connu à travers l'hitlérisme et le stalinisme les deux plus effroyables tragédies que l'humanité ait traversées au cours de son histoire. Pour Hannah Arendt, cette logique de terreur a été mise en place par un processus idéologique visant à substituer à la solitude créatrice de l'homme, dont le dialogue avec lui-même débouche sur le dialogue avec autrui, la désolation destructrice des masses ne dialoguant avec rien et privant par là même les hommes d'eux mêmes comme de tout partage entre eux. Face à la mise en place d'une vision purement administrative du monde réduisant l'humanité à une masse et la pensée à une logique impersonnelle, la seule arme réside en l'homme lui-même. Car chaque naissance porte avec elle la possibilité de faire surgir un homme porteur de valeurs nouvelles et de partage d'amitié avec les autres hommes.
La désolation, fonds commun de la terreur, essence du régime totalitaire, et, pour l'idéologie et la logique, préparation des bourreaux et des victimes, est étroitement liée au déracinement et à l'inutilité dont ont été frappées les masses modernes depuis le commencement de la révolution industrielle. La désolation va à l'encontre des exigences fondamentales de la condition humaine et constitue en même temps l'une des expériences essentielles de chaque vie humaine. En effet, même l'expérience du donné matériel et sensible dépend de mon être-en-rapport avec d'autres hommes.
La désolation n'est pas la solitude. Celle-ci requiert qu'on soit seul alors que celle-là n'apparaît jamais mieux qu'en compagnie. Hormis quelques remarques éparses, il semble qu'Epictète, l'esclave affranchi, philosophe d'origine grecque, fut le premier à distinguer entre désolation et solitude. Dans la solitude je suis, en d'autres termes, « parmi moi-même », en compagnie de moi-même, et donc « deux-en-un , tandis que dans la désolation je suis en vérité un seul, abandonné de tous les autres.Toute pensée, à proprement parler, s'élabore dans la solitude, est un dialogue entre moi et moi-même, mais ce dialogue de deux-en-un ne perd pas le contact avec le monde de mes semblables : ceux-ci sont en effet représentés dans le moi avec lequel je mène le dialogue de la pensée. Le problème de la solitude est que ce deux-en-un a besoin des autres pour recouvrer son unité : l'unité d'un individu immuable dont l'identité ne peut jamais être confondue avec celle de quelqu'un d'autre. L'autre restaure l'identité qui me fait parler avec la voix unique d'une personne irremplaçable, et permet de continuer le chemin de la pensée solitaire, ce deux-en-un, en confirmant mon unicité grâce à l'altérité de l'autre. Cette altérité, je viens la confirmer régulièrement en étant au contact des autres, et c'est elle qui permet d'avoir deux piliers dans la pensée, moi et l'autre, dans la solitude. Sans l'autre, nous ne pourrions être sauvés du dialogue de la pensée où l'on demeure toujours ambigu. C'est la grande grâce salutaire de l'amitié pour les hommes solitaires.
La solitude peut devenir désolation : les hommes solitaires ont toujours été en danger de tomber dans la désolation, quand ils ne trouvent plus la grâce rédemptrice de l'amitié pour les sauver de la dualité, de l'ambiguité et du doute. Historiquement, ce danger ne devint suffisamment grand pour être remarqué par les autres hommes qu'au XIX ème siècle. Caractéristique à cet égard est l'anecdote que l'on rapporte à propos de Hegel sur son lit de mort et que l'on aurait pu difficilement raconter à propos d'aucun autre grand philosophe avant lui : « Il n'y en a qu'un qui m'ait compris : et lui aussi a mal compris ». Réciproquement, il y a toujours la chance qu'un homme désolé se trouve lui-même et commence le dialogue pensant de la solitude. C'est ce qui semble-t-il est arrivé à Nietzsche à Sils Maria quand il conçut Zarathoustra. En deux poèmes (« Sils Maria » et « Aushohen Bergen ») il parle de l'espérance vide et de l'attente languissante de l'homme désolé jusqu'à ce que soudain « Midi faut, là Un devient Deux ...Certain de la victoire unie nous célébrons la fête des fêtes ; l'ami Zarathoustra vint, l'hôte des hôtes. »
Ce qui rend la désolation si intolérable c'est la perte du moi, qui, s'il peut prendre réalité dans la solitude ne peut toutefois être confirmé dans son identité que par la présence confiante et digne de foi de mes égaux. Dans cette situation l'homme perd la foi qu'il a en lui-même comme partenaire de ses pensées et cette élémentaire confiance dans le monde, nécessaire à toute expérience. Le moi et le monde, la faculté de penser et d'éprouver sont perdus en même temps.
La seule faculté de l'esprit humain qui n'ait besoin ni du moi ni d'autrui ni du monde pour fonctionner surement est l'aptitude au raisonnement logique. Le truisme que deux et deux font quatre ne peut devenir faux même dans l'état de désolation absolue. C'est alors la seule vérité à laquelle les êtres humains peuvent se raccrocher avec certitude, une fois qu'ils ont perdu la mutuelle garantie. Mais cette vérité est vide ou plutôt elle n'est aucunement la vérité car elle ne révèle rien. Définir comme certains logiciens modernes le font la cohérence comme vérité revient à nier l'existence de la vérité. Dans l'état de désolation, la logique pure commence à être productif, à développer ses propres directions de pensée. Que des processus de pensée caractérisés par la stricte évidence interne de la logique, à laquelle il n'y a en apparence pas d'échappatoire, aient quelque rapport avec la désolation c'est ce que remarqua un jour Luther (dont les expériences en matière de solitude et de désolation furent probablement sans égal, au point qu'il eut un jour l'audace de dire qu' « il devait exister un Dieu parce qu'il fallait à l'hmme un être auquel il pût se fier ») dans une remarque peu connue sur la parole de la Bible : « il n'est pas bon que l'homme soit seul » ; un homme seul, dit Luther, « déduit toujours une chose d'une autre et pense tout dans la perspective du pire ». Le fameux extrémisme des mouvements totalitaires et leur rationalité consistent assurément à « tout penser dans la perspective du pire », à suivre ce processus de déduction qui aboutit toujours aux pires conclusions.
Ce qui dans le monde non totalitaire prépare les hommes à la domination totalitaire, c'est le fait que la désolation qui jadis constituait une expérience limite, subie dans certaines conditions sociales marginales, telles que la vieillesse, est devenue l'expérience quotidienne des masses toujours croissantes de notre siècle. « Le raisonnement froid comme la glace » et la « tentacule puissante » de la dialectique « qui nous prend comme en un étau » apparaissent comme un dernier soutien en un monde où personne n'est digne de foi et où l'on ne peut compter sur rien. C'est la contrainte intime, dont le seul contenu est le strict refus des contradictions, qui semble confirmer une identité d'homme en dehors de toute relation à autrui. C'est elle qui l'ajuste au cercle de fer de la terreur même quand il est seul, dans un isolement où la domination totalitaire s'efforce d'ailleurs de ne jamais le laisser, sauf dans cette situation extrême qu'est l'isolement du cachot pour les opposants. Elle anéantit jusqu'à la productivité potentielle de l'isolement en détruisant l'espace entre les hommes, en les écrasant les uns contre les autres (défilés militaires, jeunesse embrigadée...). Le totalitarisme est fanatique du raisonnement logique de la déduction et l'enseigne car ce dernier efface jusqu'à la chance la plus mince que la désolation se transforme en solitude et la logique en pensée. Si l'on compare cette pratique à celle de la tyrannie, on dirait qu'un moyen a été découvert de mettre le désert lui-même en mouvement, de déchaîner une tempête de sable.
Cependant, la domination totalitaire porte les germes de sa propre destruction. La désolation et la déduction logico-idéologique du pire qu'elle engendre représentent une situation anti-sociale et recèlent un principe qui détruit toute communauté humaine (comme la communauté allemande). La désolation organisée est bien plus dangereuse que l'impuissance inorganisée de tous ceux qui subissent la volonté tyrannique et arbitraire d'un seul homme. Son danger, nous le connaissons : elle menace de dévaster le monde avant qu'un nouveau commencement n'ait eu le temps de s'imposer.
Car demeure aussi cette vérité que l'histoire contient nécessairement un nouveau commencement. Le commencement, avant de devenir un événement historique est la suprême capacité de l'homme : politiquement, il est identique à la liberté de l'homme. « Pour qu'il y eut un commencement, l'homme fut créé » dit Saint-Augustin. Ce commencement est garanti par chaque nouvelle naissance ; il est en vérité chaque homme.
Cette fin rejoint le texte de Nietzsche sur les trois métamorphoses de l'esprit avec l'enfant capable de créer des valeurs nouvelles.
J'aime le texte d'Hannah Arendt issu de l'ouvrage « le Système totalitaire » car il donne la véritable dimension du totalitarisme au niveau de l'évolution des pensées philosophiques. Les historiens savent très bien expliquer les facteurs et les caractéristiques d'un régime totalitaire (encadrement de la jeunesse, art futuriste, etc.), mais la dimension englobante, l'explication rationnelle de « pourquoi un système totalitaire naît au XX ème siècle naît à ce moment-là ? »reste souvent manquante. H.Arendt s'y essaie avec brio en expliquant l'évolution des pensées notamment depuis Hegel et en indiquant le phénomène réel à l'oeuvre avec la distinction désolation/solitude. Elle restaure d'ailleurs à cet effet la valeur positive de la solitude créatrice, qui n'est d'ailleurs qu'un chemin, aller-retour constant entre ses amis et soi, en s'offrant une nourriture réciproque.
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Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."
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