samedi 12 avril 2008

L'individu rationnel et la Nature (2)

Ceci est le deuxième message sur trois consacré aux rapports de l'homme avec la Nature depuis le XVIème siècle !!!

Ces reflexions sont issues intégralement de l'ouvrage de JF Cobast, Leçons particulières de culture générale, leçons 5 à 8.

II. Du développement de la science à l'arraisonnement de la Nature !

3.Quelle étrange destinée que celle de l'homme qui doit se détacher, s'abstraire de son milieu naturel pour mieux l'investir !


La science et le champ des possibles :

La contemplation scientifique est indispensable à l'action technicienne. Mais une fois la nature arraisonnée, c'est dire selon le mot d'Heidegger investie par la raison, l'homme s'est il vraiment accompli ? La technique moderne ne menace t elle pas de l'instrumentaliser à son tour ?

La science tire son origine d'une passion : il s'agit de cette attitude de l'âme qui se trouve arrêtée, saisie par ce qu'elle perçoit et se prépare à se tourner vers l'objet de son admiration pour le connaître . La science naît d'une passion pour le réel, d'un désir de le connaître au service desquels elle mobilise la raison. Mais du fait de son origine passionnelle, la démarche scientifique soit se méfier d'elle-même : la raison devra donc contrôler en permanence son propre travail, en éliminer les résultats fautifs que provoque l'impatience des passions. De fait Bachelard dans son ouvrage « la formation de l'esprit scientifique » commence par s'intéresser à l'histoire des erreurs scientifiques qui lui semble plus significatives que celle des succès de la science. Une fausse découverte en dit long sur le processus de formation d'un esprit scientifique. Si les errements de la science prêtent aujourd'hui à sourire, ils ne sont pas pour autant le fait d'intelligences naïves vis à vis desquelles l'homme du XXI ème siècle se sentirait supérieur. Bachelard, également auteur de la « Psychanalyse du feu » s'attache ainsi à étudier « l'histoire des embarras que les intuitions du feu ont accumulés dans la science ». A travers l'examen des textes des alchimistes du XVIII ème siècle, on constate que l'animisme, c'est à dire la croyance selon laquelle le feu a une âme, qu'il est vivant, a constitué ce que Bachelard appelle un « obstacle épistémologique », lequel a surgi du fait d'une trop grande proximité affective entre l'observateur et son expérience de la réalité. La tâche du véritable scientifique qui soumet sa démarche au contrôle de la Raison consistera peut-être à oublier ce qu'il tient pour réel.

Cette défiance à l'égard de la réalité tire évidemment son origine du doute cartésien (filiation revendiquée par Bachelard). Elle conduit le scientifique à se soupçonner lui-même et à établir des conditions d'expérience qui sauront éviter le retour du refoulé passionnel ou affectif. Piqué par la méfiance, le scientifique va constituer un monde à la mesure de ce qu'il veut mesurer. Il va localiser ses expériences dans un monde fabriqué par lui, purifié en quelque sorte et qui ressemble de très loin à la réalité sensible. Il utilisera de l'eau distillée par exemple. Quelle source alimente ses flacons sinon celle de la puissance de sa Raison qui l'amène à définir les conditions de l'expérience. La chimie constitue un exemple parfait de cette réalité créée par le scientifique pour son expérimentation. Le paradoxe de la science, c'est qu'elle est tentée de créer le réel pour mieux l'étudier. Dans « la philosophie du non », Bachelard d'une formule exprime parfaitement l'ambiguité de la démarche : « il faut forcer la nature à aller aussi loin que notre esprit ».

De fait le scientifique vit dans deux réalités, dans deux natures, distinctes et pourtant pour lui identiques. L'exemple le plus évocateur nous est fourni par la microphysique où il existe une incertitude, une indétermination qui sitôt que la matière prend de la masse disparaît puisque à notre échelle il est pas douteux de mesurer le mouvement et l'étendue des corps : l'homme ne doute pas de la place qu'occupent les objets qu'il a disposés sur son bureau. Ce débordement du possible sur le réel n'a été rendue possible que par la mathématisation de la science :

« Linformation mathématique nous donne plus que le réel, elle nous donne le plan du possible, elle déborde l'expérience effective de la cohérence : elle nous livre le compossible », Bachelard, « L'expérimentation de l'espace dans la physique contemporaine ».

Mais en même temps la science propose moins une connaissance de la Nature qu'une théorie du réel.

Livrer la Nature à l'homme :

La science est une théorie du réel selon Heidegger qui se réfère à la traduction latine du mot théorie, contemplatio.

Contemplare renvoie à l'action de séparer. Heidegger rapproche le contemplare latin du temein grec signifiant couper, séparer et qui donnera le mot atome. La contemplation sépare ce qu'elle observe et ce faisant se sépare de la chose observée. Dans l'étymologie même du mot, on retrouve l'histoire de la physique atomiste : une pulvérisation de la matière qui aboutit à la connaissance d'une réalité désormais intelligible mais totalement séparée de la réalité sensible. Bachelard dans « la Philosophie du non » insiste sur le caractère formateur et essentiel de l'atomistique « qui est la science prestigieuse par excellence : elle nous fait penser ce que jusque là nous étions bornés à voir ».

La science va se baser sur le déterminisme et pour cela accorde une importance particulière à l'idée de relation qui est le nerf de la science. C'est pourquoi les mathématiques se sont révélées l'outil indispensable pour permettre le développement de la science. La Relation est en effet un objet mathématique, pensé pour la première fois par Euclide. Cette va servir à formuler le déterminisme des phénomènes en faisant des lois de la nature des fonctions mathématiques, lesquelles nous débarassent du hasard, de la fatalité et du destin. Il ne s'agit plus simplement de « chasser les dieux du ciel » ni de « laïciser la nature » : une étape supplémentaire est franchie qui signifie que la nature n'échappe plus à la raison des hommes, qu'elle lui est désormais livrée : nulle mauvaise ou bonne surprise n'est plus à craindre, la théorie du réel ouvre le champ à la libre action sur le réel (et l'envoi des fusées spatiales reste pour moi l'exemple le plus représentatif de cette tendance). La contemplation permet l'action. Le scientifique cherchant à rendre raison de la nature permet au technicien d'arraisonner le vaisseau et aux hommes d'embarquer sur un navire dont ils seront à présent certains de tenir le gouvernail.

La réflexion antique sur la technique s'intègre plus généralement dans une réflexion portant sur la poétique, c'est à dire sur la production des êtres.

Le respect antique des finalités de la Nature :

Aristote distingue les êtres naturels des êtres artificiels. Les premiers apparaissent spontanément, c'est à dire que la nature est pour elle même sa propre cause efficiente. Lorsqu'un agent extérieur est nécessaire, que la cause efficiente est identifiable à l'artiste ou l'artisan, bref à un homme détenteur d'un art, au sens de savoir-faire, on dira de la chose qu'elle est artificielle. L'homme agit en technicien lorsqu'il produit quelque chose qui n'existe pas naturellement. Aristote énonce : « la technique d'une part exécute ce que la nature est impuissante à réaliser, d'autre part l'imite ». « Poétique ».

L'imitation est avant tout celle du processus de création. L'artisan fait comme la nature. Quant à la nature impuissante, Pierre Aubenque dans « le problème de l'être chez Aristote » commente cette curieuse reconnaissance d'une défaillance de la nature :

« Là où la nature n'a pu faire pénétrer son harmonie, sa régularité, la technique intervient pour reconstituer par le détour de l'artifice le substitut d'une spontanéité défaillante. L'idéal de la technique reste donc la nature : il ne s'agit pas de créer une surnature, ni même d'humaniser la nature mais de naturaliser la nature, de l'aider à réaliser sa propre essence ».

La nature est exubérante, elle ne fait pas très attention à toutes ses productions, emportée qu'elle apparaît aux Grecs par le mouvement incessant de la génération et de la corruption. Il appartient donc à l'homme d'être attentif et par la technique d'achever son entreprise.

L'exemple scolaire nous en est fourni par Théophraste, le disciple d'Aristote : il s'agit de la vigne. La nature produit la vigne mais le raisin, laissé à l'état naturel, ne donne pas le meilleur de lui-même. Il faut l'intervention de l'homme pour que la vigne trouve dans le vin sa véritable finalité : l'homme répare les défaillances de la nature en respectant la finalité de celle-ci. Pierre Aubenque insiste bien sur le caractère naturel de ce processus technicien d'achèvement de la nature. Il sera absurde par conséquent d'opposer la nature à l'artifice car par l'artifice, produit de l'homme, la nature ne fait pas autre chose que d'intervenir sur elle-même. L'homme est en effet un être naturel déterminé par la nature pour l'activité technicienne. En un mot, la nature se sert de l'homme et de la technique pour atteindre ses fins.

L'arraisonnement moderne de la Nature :

Dans une conférence demeurée célèbre, Martin Heidegger reprend le questionnement aristotélicien sur la technique et le radicalise.

La technique fait partie de la poétique, elle a à voir avec la production. Mais selon quel rapport précis ? Pour Heidegger, la lecture d'Aristote permet de penser la technique en tant qu'une modalité du dévoilement. Par la technique la nature se dévoile, elle n'est plus cachée, elle se découvre et apparaît dans sa vérité. Il s'agit donc moins d'un achèvement que d'une révélation.
Mais dans l'antiquité, ce dévoilement est le fait de la nature elle-même qui naturellement pousse l'homme à fabriquer des outils pour accomplir cet achèvement nécessaire. L'outil n'est que le prolongement musculaire de l'homme, il s'oppose à la machine qui étymologiquement en tant qu'invention ingénieuse suppose plus un savoir qu'un savoir-faire. Dès lors Heidegger distingue un état primitif d'un état moderne de la technique. Le premier correspond à une acception qui oppose science et technique comme savoir et savoir-faire. Et cela correspond avec la définition désormais classique qu'en propose Alain : « quel est le propre de cette pensée technicienne ? C'est qu'elle essaie avec les mains au lieu de chercher par la réflexion. »

La technique moderne rompt avec ce premier état en se servant de la science et en utilisant non plus des outils mais des machines. Par ces machines on peut dire que le dévoilement devient pro-vocation. La nature est somme de se dévoiler, elle est appelée à libérer cette énergie logée en elle et que l'homme souhaite à présent accumuler pour lui : « Le dévoilement qui régit la technique moderne est une provocation par laquelle la nature est mise en demeure de livrer une énergie qui puisse comme telle être extraite et accumulée », Heidegger, « la question de la technique ». Difficile de ne pas penser à l'énergie nucléaire dans ce cas où on va chercher l'énergie de l'atome, au coeur de la matière pour les fins propres de l'homme.

L'homme n'est donc plus agi par la nature mais il agit sur elle avec violence. Heidegger nomme ce renversement « arraisonnement ». Il faut à présent brusquer la nature, la pousser dans ses retranchements et la libérer en fin de compte d'elle-même. Il y a en effet dans la nature la physis telle que la pensent les Grecs et que s'efforce de restaurer Heidegger, une tendance à l'ombre, un goût pour l'obscurité. Heideger commente ainsi longuement le fragment d'Heraclite « la nature aime à se cacher », la nature a pour nature de tendre à disparaître. Elle est toute entière dans cette tension de l'être au non-être : la technique moderne l'affranchit de cette aspiration à s'engloutir en elle-même. Mais cette libération est aussi une prise de possession de la nature par l'homme au moyen de la science.

Le rapport antique de l'homme à son travail est désormais perdu :

Chez les Grecs, par son travail et grâce à ses outils, l'homme aménage la nature et en fait sa maison. La technique au sens primitif du terme transforme la nature en habitat mais de façon naturelle, réalisant par là une collaboration harmonieuse. On se souvient du beau symbole que représente le lit d'Ulysse dans les derniers vers de l'Odyssée. Après vingt ans, l'étranger qui se présente à Ithaque ne ressemble guère à l'image que Pénélope a gardée de son mari. Certes l'homme qui prétend être Ulysse a passé victorieusement des épreuves destinées à lui faire prouver son identité mais Pénélope hésite. Elle tend un ultime piège à Ulysse en demandant en sa présence à sa servante de déplacer le lit conjugal. Ulysse se trouble, explique que c'est impossible, que lui-même a taillé le lit dans la souche d'un olivier et que la chambre a ensuite été construite autour de ce lit qui plonge ses racines dans la terre. Pénélope reconnaît son mari qui était le seul à savoir le secret du lit royal. Le symbole est fort qui fait du travail d'Ulysse sur la souche d'Olivier le moyen de la reconnaissance. Cette dimension noble du travail n'a pas échappé à Hegel qui note dans les « Leçons sur la philosophie de l'Histoire »: « Les Grecs ont embelli les débuts de la culture et les ont vénérés comme des dons divins ; ils attribuent l'invention du feu à Prométhée, l'élevage des chevaux à Poséidon, la culture des oliviers et l'invention du tissage à Pallas. Ainsi on confère le plus grand honneur à l'invention humaine en tant qu'elle subjugue les choses naturelles et se les approprie pour l'usage ». La métaphore latente est celle du dressage : l'homme au moyen d'outils et d'une technique domestique la nature. Cela s'appelle le travail. On objectera peut-être que certains animaux aménagent pareillement leur territoire (nid, ruche). La différence essentielle tient à ce que l'homme conçoit ce qu'il réalise. Marx rappelle ironiquement dans le Capital que le plus mauvais architecte se distingue de l'abeille la plus habile en ce qu'il a su construire « la cellule dans sa tête avant de la construire dans une ruche ». De ce fait, ce que l'homme manifeste et contemple dans son travail, c'est son esprit : « C'est par la médiation du travail que la conscience vient à soi-même ». Hegel, « Phénoménologie de l'esprit ».


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