samedi 12 avril 2008

La critique de la Raison occidentale

La Révolution du sujet* et l'avènement de la modernité ont permis le développement des Sciences, l'orientation de l'Histoire dans le sens d'une diffusion de plus en plus large du modèle politique de la démocratie libérale, l'accomplissement de la perfectibilité humaine par l'exigence d'une éducation pour tous les citoyens. Mais tous les acquis du progrès n'ont pas été sans le sentiment d'une crise de conscience, d'un malaise lové au coeur même de la civilisation, sans progrès parallèle du sens moral.
Sortir de la modernité actuelle n'est ce pas dans ces conditions guérir de la crise de la Raison ? Voilà qui peut paraître abrupt ! Etayons :

En 1929, Sigmund Freud achève l'un de ses textes « Malaise dans la civilisation » par ces quelques mots : « la question du sort de l'espèce humaine me semble se poser ainsi : le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d'agression et d'autodestruction ? Au point de vue l'époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d'aujourd'hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu'avec leur aide il leur est devenu facile de s'exterminer mutuellement jusq'au dernier ...

La Raison donne désormais aux hommes les moyens de leur déraison. Au delà de ce rapprochement facile avec les deux conflits mondiaux et la bombe atomique, le progrès technique et la science mettent « l'insociable sociabilité »* des hommes à l'épreuve d'elle-même. C'est en ce sens qu'il est d'abord possible d'évoquer la crise que connaît la modernité occidentale apparue clairement aux contemporains depuis les années 30.

*Les hommes sont par nature tiraillés entre la nécessité de vivre en société et le désir d'affirmer leur singularité de leurs besoins et de leurs appétits. De fait contraints de vivre ensemble, ils ne cessent pourtant d'être en conflit. C'est ce que Kant nomme « l'insociable sociabilité »des hommes.

En 1935, Edmond Husserl, le professeur de Martin Heidegger prononce le 7 mai à Vienne une conférence « la crise de l'humanité européenne et la philosophie ». Le vieux philosophe identifie en Occident une crise du sens qui trouve sa source dans une crise de la Raison.Evidemment répétons le, la 1ère guerre mondiale est passée par là, la 2nde se profile et l'histoire de l'Europe se découvre à nouveau dans des convulsions d'une violence inhabituelle. La crise renvoie à la maladie, à la fébrilité qui sépare le bien du mal, le juste de l'injuste, le sain du corrompu. Le mot crise appartient au vocabulaire médical, il désigne le stade de l'évolution de la maladie au cours duquel celui-ci se révèle. Or ce siècle de crise nous dévoile pourtant que s'est réalisée progressivement l'émancipation de l'individu, comment celui-ci c'est détaché de la Nature dans laquelle il se percevait enfoncé, comment par cette mise à distance* il s'en était rendu « comme maître et possesseur », comment, en un mot, grâce à l'invention de la Raison, il avait pu conquérir son monde. Mais si en fin de compte la Raison était en fin de compte cette maladie dont la modernité découvrait les symptômes ?

A priori difficile d'instruire un tel procès de la Raison et de la Science quand à chacun des instants les plus ordinaires de notre vie nous bénéficions des agréments de la technique. C'est un fait : vivre en occident au début des années 2000 n'a plus rien d'inconfortable pour une écrasante majorité d'Occidentaux...

Mais cet univers de la complexité dans lequel nous sommes entrés que nous a t il appris sinon l'aveuglement dont nous avons jusqu'à présent fait la preuve ?

De fait cette perte du sens dans l'écheveau de la complexité apparaît aujourd'hui comme l'un des thèmes que développe la critique de la modernité. Thèse que décline depuis trente ans le philosophe Edgar Morin :

« Nous avons acquis des connaissances inouïes sur le monde physique, biologique, psychologique, sociologique. La science fait régner de plus en plus largement des méthodes de vérification empirique et logique. Les lumières de la Raison semblent refouler dans les bas fonds de l'esprit mythes et ténèbres. Et pourtant, partout erreur, ignorance, aveuglement, désastre progressent en même temps que notre ignorance. » « Big Brother », contribution au colloque George Orwells, 1986.

Une des raisons en est que toutes ces connaissances ont fait perdre aux hommes la mesure d'une complexité qu'ils découvraient. Morin rappelle à de nombreuses reprises dans son oeuvre ce que l'on peut entendre par complexité. Par exemple dans « Intelligence aveugle » :

« Qu'est ce que la complexité ? Au premier abord, la complexité est un tissu (complexus : ce qui est tissé ensemble) de constituants hétérogènes inséparablement associés : elle pose le paradoxe de l'Un et du Multiple. »

La Science a déplié le réel, elle en a montré la complexité, c'est à dire les plis et les replis, elle a cherché à l'expliquer, à le déployer. Comment ? Par la multiplication des possibles*, une multiplication à l'infini des possibilités qu'offre la réalité. De fait la science ne progresse que lorsqu'elle ne prétend pas autre chose que de saisir un réel possible. Elle force à la Nature à aller aussi loin que son esprit, pourrait on dire vulgairement. Heisenberg en 1927 démontre qu'il est impossible au même instant de déterminer à la fois la position et la quantité de mouvement pour une particule, ou bien Bohr établit qu'on ne peut jamais savoir avec certitude en quel point un photon traversant la fente d'un diaphragme retombe sur la surface d'une plaque photographique. L'un et l'autre font de l'incertitude un principe de connaissance et de l'unité du réel tel que le saisissent nos sens une multiplicité de possibles pour l'esprit.

Par la science la Raison fabrique du possible. Voici sommairement exposés les enjeux de la complexité. Vertigineuse, elle pourrait entrainer les scientifiques à perdre de vue de vue ce réel dont ils ont perçu la complexité pour se spécialiser dans l'étude particlière de chacun des possibles qu'ils découvrent :

« Ainsi on en arrive à l'intelligence aveugle. La pensée disjonctive isole tous ses objets, non seulement les uns des autres, mais aussi de leur environnement. Elle isole les disciplines les unes des autres et insularise les sciences. » « Big Brother ».

La Science et avec elle toutes les activités qui l'ont prise pour modèle semble s'être égarée dans la multiplicité, attentive désormais aux plis et non au tissu déplié. La partie l'emporte à nouveau sur le tout et la spécialisation des recherches de plus en plus précises est révélatrice.

Evidemment la figure de l'humaniste totalisateur de l'ensemble des connaissances disparaît avec l'avènement de la Raison au XVI ème siècle. Telle est précisément la conséquence du Progrès, un progrès qui se traduit par une avancée de la spécialisation du discours. Ce à quoi Husserl tâchait de répondre en proposant de mettre la science sous le contrôle de la philosophie, lui qui est le dernier à s'être essayé en tant que philosophe à proposer une vue globale des différents pans de la philosophie (morale, de la connaissance, etc.) en une synthèse globale et cohérente.

Par elle-même cette particularisation du savoir n'est pas néfaste évidemment puisqu'elle permet une plus grande précision des contenus. Mais sans la possibilité d'unifier la diversité des recherches, les Occidentaux s'abîment dans la complexité qu'ils prétendent maîtriser. A observer le repli des uns et des autres sur la sphère très réduite de leurs savoirs, ils sont amenés à considérer leur spécialité comme un absolu.

L'Homme de Science au sens large devient le semblable de l' « homme à la sangsue » que Zarathoustra piétine par inadvertance dans « Ainsi parlait Zarathoustra ». Vautré dans son marécage, il observe les sangsues et consacre son existence à l'étude de leur cerveau :

« Ce dont je suis maître et connaisseur – s'écrie-t-il – c'est le cerveau de la sangsue : voilà mon univers ».

Les mots ne sont pas choisis au hasard par Nietszche : maître et connaisseur fait référence à Descartes, fondateur de l'avènement de la Raison.

Aussi le monde se trouve réduit à l'étude de l'une de ses parties. Le spécialiste s'identifie à sa spécialité (mon univers à propos du cerveau de la sangsue !), laquelle le vide de sa propre substance et de sa propre vie (« la sangsue »). Significativement le personnage de Nietzsche a réduit encore l'objet de sa connaissance à une partie de la sangsue : le cerveau. Le savant réduit ainsi la richesse de l'existence à la seule dimension intellectuelle, gommant toute une partie de la vie (thème important et que nous développerons ensuite), : « Je suis le scrupuleux de l'esprit et dans les choses de l'esprit, difficile de trouver qui procède avec plus de fermeté et de rigueur, plus durement que moi... »

Cet ascète de la Raison perd donc le sens de la complexité, déchirant le tissu de la réalité qu'il prétend connaître parce qu'il a fait d'une simple partie le tout, de la vie intellectuelle la vie tout entière. Erigeant le scientifique en modèle, Nietzsche dit de l'homme qu'il est un « animal malade ». On retrouve ici la métaphore de la maladie, qui est aussi associée à la prise de contrôle de la totalité organique par l'un des organes. L'homme occidental est malade de sa Raison qui a pris le dessus sur l'ensemble des autres facultés. La crise paraît pour Nietszche à l'origine de la décomposition sociale et morale de la modernité. Les valeurs, la connaissance, les institutions politiques, le gouvernement démocratique, tout est malade de cette hypertrophie de la Raison et de la crise de la rationalité qui devient ratiocinations.

Car depuis le XVI ème siècle il n'est pas un domaine de l'activité humaine que la Raison n'ait pas cherché à contrôler (Cf le sort fait aux sorcières et l'enfermement des fous même non dangereux : marque de la fin du moyen-âge et du début de l'avènement de la Raison avec le XVIème siècle). C'est donc en conséquence tout le dispositif dans lequel s'insère l'humanité qui vacille avec la Raison humaine.

De fait l'opération de quantification du réel – mesurer toute chose – conduit à égaliser toute forme de perception du sensible. Tout se mesure donc tout peut être ramené à une unité de mesure, celle que permet l'analyse. Le regard que porte la Raison sur le monde ne serait il pas par nature trop réducteur ? Cette réduction se flatte au fond d'éliminer le caractère subjectif inévitable de toute perception par un sujet. L'unité ne saurait être que la même pour tous, elle égalise autant qu'elle évalue. Or explique Husserl dans un ouvrage sur la Crise des sciences européennes :

« Les questions qu'elle exclut (cette science) par principe sont précisément les questions qui sont les plus brulantes à notre époque malheureuse, pour une humanité abandonnée aux bouleversements du destin : ce sont les questions qui portent sur le sens »

En un mot, la science manque l'essentiel c'est à dire la valeur de l'existence humaine. Elle paraît ainsi avoir partie liée avec ce nihilisme dont Nietzsche écrit l'histoire dans la « Volonté de puissance » :

« La Croyance aux catégories de la Raison est la cause du nihilisme, - nous avons mesuré la valeur du monde d'après des catégories qui se rapportent à un monde purement fictif ».

Raisonnement qui prend toute sa place dans les discours actuels sur l'écologie et la façon de sauver notre planète ...

Ce nihilisme est celui que Zarathoustra attribue au « dernier des hommes », celui qui « croupit dans le marécage du bonheur », l'individu occidental satisfait de techniques et d'illusions.

La crise que révèle l'individualisme paraît donc être la conséquence de que Nietzsche considère comme une malheureuse victoire calomnieuse contre les sens et le corps.

Le postulat depuis Platon repose sur l'idée d'un dédoublement de la réalité : la réalité perçue par les uns se dédoublerait d'une autre réalité perceptible au moyen de la raison : duplication du sensible par l'intelligible. Ensuite la philosophie et la science se sont employées à démontrer la supériorité de cette réalité seconde sur la première. Le réel intelligible serait plus fiable que le sensible réel. Conclusion : le réel sensible n'est pas le réel, c'est une illusion, cela s'appelle l'apparence. Le réel réel, seule la Raison peut le dévoiler. Cet idéalisme scientifique distingue alors le paraître de l'être comme la fausseté de la vérité, le mal du bien. Toute une tradition s'oppose à cette distinction conflictuelle et qui s'oppose à la vie elle-même, qui est sensible et rien de plus : de Spinoza à Nietzsche en passant par Kierkegaard... voir l'article sur la Morale par exemple et qui consiste à faire vivre ce qui est.

Pour Nietzsche, cette construction de deux systèmes irréductibles avec d'un côté un système des valeurs supérieures identifié comme la réalité et de l'autre celui de l'illusion de nos sens et de l'éphémère est une dévaluation de l'apparence et ce qu'il appelle « l »imposture de l'idéalisme » :

« L'apparence est pour moi la vie et l'action même, la vie qui se moque assez de moi pour me faire sentir qu'il n'y a là qu'apparence, feu follet, danse des elfes et rien de plus. » « Le gai savoir ».

Choisir l'idéal c'est donc refuser la vie. C'est explique Nietzsche tenter de sauver les échecs, les contrariétés les douleurs qu'inflige à chacun la nécessité par l'idée d'un arrière monde meilleur, plus satisfaisant. La vie se trouverait en quelque sorte rachetée par l'idée, ce qui constitue moins un remède qu'un mal.

La qualité de la vie ...

La Raison étouffe l'instinct...

Quelle importance y a t il en effet à vivre à côté de la vie ? A évaluer celle-ci par l'idée si la méthoe nous apporte confort et réconfort ? Au fond qu'importe l'illusion scientifique si les bénéfices sont bien palpables (et même avec tous leurs raisonnements, les navettes spatiales décollent effectivement bien de Kourou, réellement !!!!). Cette analyse ne vaut pas explication de l'état de crise que nous avançons. Il faut attendre Bergson pour que soit établie la nature exacte du mal dont souffre l'Occident. De fait nous avons manqué de précision :

« Ce qui a manqué le plus à la philosophie, c'est la précision », « La pensée et le mouvant ».

L'imprécision se manifeste en effet car nous ne cherchons pas à comprendre la nature du travail de la Raison : que fait la Raison, comment opère t elle sur la Réalité ? Comment parvient elle à déréaliser le réel, à faire abstraction de la nature ? Comment convertit elle le sensible en intelligible . Qu'est ce que penser !!!

C'est sur cette question que s'ouvre le premier texte qu'écrit Bergson : « Essai sur les données immédiates de la conscience ».

Ne vous inquiétez pas : Bergson ne va pas nous conduire dans des raisonnements scientifiques :

Penser dit l'étymologie c'est peser, calculer, quantifier, spatialiser. Voilà ce que s'efforce de démontrer Bergson. L'intelligence agissant opère en concevant : concevoir réalise l'unité de la diversité des intuitions sensibles. C'est notre mécanisme d'appréhension de la réalité, des objets. Or le concept suppose le nombre ne serait ce que pour distinguer l'Un du Multiple :

« Involontairement nous fixons en un point de l'espace chacun des moments que nous comptons, et c'est à cette condition que les unités abstraites forment une somme ».

D'où la formule célèbre : « Toute idée claire du nombre suppose une vision dans l'espace ». C'est dire que penser est une activité qui suppose la connaissance de la catégorie du nombre laquelle passe par une représentation spatiale. Je pense donc j'effectue une représentation spatiale.

Nous voilà bien loins de notre sujet me direz vous : mais cette appréhension de la réalité par la pensée est mutilante par rapport à la richesse de la réalité : continuons...

L'espace apparaît bien comme le lieu de l'intelligence, la condition de tout calcul, le lieu nécessaire de la Raison. Bergson montre ainsi que la pensée loin d'être l'activité la plus intime la plus intérieure du sujet est en constante extériorisation, re-présentation et est impersonnelle (cf le texte de Arendt sur la logique).

Cette spatialisation indispensable pour une saisie quantitative du monde sensible que Descartes avait devinée signifie aussi que par ma Raison je ne puis accéder à ma conscience, à ma vie intérieure et spirituelle. Pour accéder à la richesse de ma vie intérieure, il faut que je m'arrache à l'espace : c'est un peu ce que dit Duras quand elle dit que ce qui est le plus important pour elle, c'est les cheveux dans le vent face à la mer !

Il faut pour saisir ce que nous sommes renoncer à l'usage de notre intelligence et accepter que la réalité sensible rendue par le travail de notre pensée – via la spatialisation – soit mutilante : la pensée ne produit que l'extériorisation d'une expérience intérieure que la logique quantitative ne permet pas d'appréhender. Le nombre et la spatialisation ne donnent pas la richesse et l'essentiel de la vie.

Bergson caractérise l'intelligence comme « une incompréhension naturelle de la vie ». D'où le problème de l'avènement de la Raison dans un nombre de champs sociaux notamment de plus en plus grand, au détriment de l'instinct, ce qui apparaît comme un véritable amoindrissement, une véritable mutilation des possibilités offertes à l'humanité. La Raison en étouffant l'instinct retire à l'existence humaine une dimension. Voilà pourquoi nous sommes malades de la Raison et actuellement en crise.

La crise de la conscience européenne annoncée depuis les années 30 est celle qu'entraine confusément la prise de conscience d'une telle mutilation.

Pour Bergson, l'élan vital commun à toutes les créatures s'est développé dans deux directions, celle de l'instinct et celle de l'intelligence. Toutefois l'un et l'autre restent toujours plus ou moins mêlés avec une tendance naturelle à toujours développer les deux : « L'intelligence et l'instinct, qui divergent de plus en plus en se développant, mais qui ne se séparent jamais tout à fait l'un de l'autre ». « L'évolution créatrice ».

Et Bergson ajoute :

« Il y a des choses que l'intelligence seule est capable de chercher, mais que par elle-même elle ne trouvera jamais. Ces choses l'instinct seul les trouverait ; mais il ne les cherchera jamais ».

La fameuse différence entre chercher et trouver : on peut trouver ce qu'on ne cherche pas = l'intuition, alors que l'intelligence cherche mais ne saurait tout trouver.

Ce dont souffre l'humanité c'est de n'avoir pas su développer conjointement raison et instinct.

Rappelons nous le personnage du Prince de Machiavel à la sortie du Moyen -Age et au début de la Renaissance : celui ci doit être capable d'intuition autant que de calcul. Il ne doit pas faire preuve de vertu mais de virtu : saisir les opportunités pour maitriser la fortune qui demande à être canalisée. La chance sourit aux audacieux en quelque sorte : l'intuition permet de saisir dans l'instant la juste opportunité et celui-là ne perdra pas son trône !

L'instinct ou l'intuition développe la perception qualitative de l'existence.

Comment comprendre la signification de la catégorie de la qualité alors que l'acte de penser nous projette en dehors de l'intuition ? Comment dire simplement sans la perdre la qualité de ma relation aux choses ? La question traverse l'oeuvre romanesque de Proust par exemple avec l'exemple connu de la madeleine. Ou aussi lorsque, devant une haie d'aubépines, le narrateur d'A la recherche du temps perdu éprouve cette impossibilité d'exprimer la qualité de la sensation éprouvée :

« ...le sentiment qu'elles éveillaient en moi restait obscur et vague, cherchant en vain à se dégager, à venir adhérer à leurs fleurs. Elles ne m'aidaient pas à l'éclaircir, et je ne pouvais demander à d'autres fleurs de le satisfaire. ». « Du côté de chez Swann ».

Le narrateur enfant découvre précisément la difficulté de retranscrire, l'inadéquation de la représentation de la fleur (spatiale) avec l'émotion éprouvée dans son intimité par cette fleur.

Bergson a recours à la métaphore pour exprimer ce qui ne peut être signifié. Il prend l'exemple de la mélodie. Lorsque nous percevons une mélodie musicale nous ne distinguons pas les notes les unes des autres. Chacune d'entre elles se prolonge dans la suivante comme elle s'est trouvé l'écho de la précédente :

« Ne pourrait on pas dire que, si ces notes se succèdent, nous les apercevons néanmoins les unes dans les autres, et que leur ensemble est comparable à un être vivant, dont les parties, quoique distinctes, se pénètrent par l'effet même de leur solidarité. » « Essai sur les données immédiates de la conscience ».

Nous ne dénombrons pas les notes, nous les apprécions. La 2ème note jouée n'est pas perçue en tant que succédant à la 1ère. Le temps est d'une certaine façon aboli. Une telle approche de l'existence découvre une réalité nouvelle, celle de chacune des sensations qui ne cesse de s'altérer, de se prolonger dans la suivante, composant une continuité mouvante d'états intérieurs. Cette continuité dont il n'est pas possible de prélever une unité comme le souhaiterait la Raison sans perdre la singularité de l'oeuvre et de son effet sur nous. Bergson appelle cette continuité la durée : la durée fuyante du moi, la conscience saisissable intuitivement, jamais par l'intelligence :

« La durée toute pure est la forme que prend la succession de nos états quand notre moi se laisse vivre, quand il abstient d'établir une séparation entre l'état présent et les états antérieurs ».

La durée est ainsi définie comme du temps vécu, la qualité des états psychiques qui se succèdent sans véritable juxtaposition mais dans un mouvement incessant de compénétration. La durée c'est le temps du laisser vivre : « la durée est le progrès continu du passé qui ronge l'avenir et qui gonfle en avançant » rappelle Bergson.

La vie intérieure est mouvement incessant d'états psychiques qui se modifient de façon imprévisible. Le moi se crée à chaque instant dans la durée. Or si je crois à la stabilité de mes impressions, de mes sentiments, c'est que le langage parce qu'il représente tel ou tel instant pris isolément, spatialise cette vie intérieure et la fixe :

« Non seulement le langage nous fait croire à l'invariabilité de nos sensations, mais il nous trompe parfois sur le caractère de la sensation éprouvée ».

La pensée cherche par le langage à figer le mouvant, par une sorte d'acte réflexe de la Raison qui n'en finit jamais de vouloir imposer son ordre :

« Telle saveur, tel parfum m'ont plu quand j'étais enfant, et me répugnent aujourd'hui. Pourtant, je donne encore le même nom à la sensation éprouvée, et je parle comme si le parfum et la saveur étant demeurés identiques, mes goûts seuls avaient changé ».

Renouer avec l'instinct qui nous laisse apprécier la qualité de la vie, cela semble donc se donner les moyens d'une véritable liberté intérieure (comme soi-même devant une oeuvre d'art, en faisant fi des commentaires des autres personnes, de Télérama ou de quelque pensum bien-pensant ...). Chacun de mes états m'apparait bien libre de tout motif et mobile, sensation toujours exquise et unique d'une perception que le hasard et lui seul me permettra de retrouver.

L'intuition de la durée m'ouvrira alors l'accès à un sentiment absolument nouveau et exaltant, celui d'un temps suspendu ce que Proust nomme le temps retrouvé. La simple vue d'une madeleine réveille chez le narrateur non plus le seul souvenir mais bien la réalité d'un monde qu'il avait cru perdu à jamais :

« Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine trempé dans le tilleul que me donnait ma tante (...) aussitôt la vieille maison grise sur la rue, où était sa chambre vint comme un décor de théâtre s'appliquer au petit pavillon donnant sur le jardin... »

On n'en saura jamais assez gré à Bergson d'avoir montré tant d'opiniatreté à une période qui n'était pas favorable pour tenir tout ce discours illustrant le bonheur de l'instinct de vivre.

La supériorité du prince machiavélien s'affirme dans cette aptitude à vivre doublement, que nous faisons tous nôtre plus ou moins consciemment. Mais dans l'espace des relations sociales, nous sommes amenés à (pré) – juger selon des critères de la Raison souvent au lieu de se fier également à l'instinct. Car la Raison a envahi des pans de nos activités. L'instinct se retrouve trop souvent cantonné dans l'art, l'intimité des plaisirs du chez soi alors qu'il a sa place dans la vie sociale.

Ce récit est la reprise quasi intacte à l'exception de quelques commentaires personnels redondants de la 15ème leçon de Jean-François Cobast dans son ouvrage « Leçons particulières de culture générale » : cet ouvrage se veut un manuel durant les 14 premiers chapitres à l'attention des élèves soucieux de culture générale (et de réussite aux concours ...) : le 15ème reflète en même temps qu'une synthèse une thèse personnelle de l'auteur à laquelle j'adhère sur la critique de la Raison occidentale en ce qu'elle est trop prégnante.

L'apologie de l'instinct nous invite d'ailleurs à apprécier les moments doux, éphémères où nous nous retrouvons autour de joies et plaisirs simples : il rappelle que le bonheur répond à la fugacité : le bonheur c'est l'instant et c'est léger. Cela rejoint un autre philosophe qui aurait pu figurer ici : Jankélévitch qui lui aussi porte une grande attention aux réminiscences ...


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