Dans le récit de la genèse, il est dit qu'à l'origine Dieu a placé l'arbre de la connaissance du bien et du mal au centre du jardin d'Eden, à côté de l'arbre de vie, en enjoignant à l'homme de ne pas y toucher. La suite du récit est connue. L'homme ayant enfreint l'ordre divi a chuté et fait chuter l'humanité avec lui.
Une interprétation d'inspiration kantienne de ce récit y voit une défense de la moralité. L'homme du fait de ses penchants naturels est spontanément conduit à suivre ses inclinations en vivant avec facilité et relâchement. Par là même il est enclin à trouver toutes sortes de bonnes raisons pour justifer sa paresse. La facilité et la bonne conscience aidant, on aboutit au triomphe de l'égoïsme ainsi qu'au règne de la loi de la jungle où sévit la raison du plus fort.
Pour éviter cet état, il convient donc, comme l'a vu Karl Jaspers, que l'homme apprenne à maîtriser ses penchants. C'est là le sens de la morale. Celle-ci consiste à mettre les hommes en face de leurs devoirs en leur rappelant qu'on ne peut pas faire n'importe quoi. Il convient aussi que l'homme apprenne à ne pas tricher avec lui-même en se donnant bonne conscience. C'est là le sens de l'éthique. Celle-ci consiste à établir un rapport de vérité avec soi-même.
Il existe toutefois une autre interprétation d'inspiration spinoziste qui voit dans le récit de la Genèse une critique de la morale. Selon celle-ci, l'homme, frappé d'impuissance et de faiblesse, ne vit pas pour lui-même de façon positive, mais à l'extérieur de lui-même et en se définissant « contre ». Ce faisant il est enclin à forger l'idée abstraite d'un bien en soi luttant contre un mal en soi afin de justifier le fait d'être contre. L'impuissance et l'abstraction aidant, on aboutit au règne de la tristesse où sévissent un obscur besoin de régler des comptes, une obsession du mal et un sourd besoin de se venger des hommes comme de la vie.
Pour éviter cet état, il s'agit d'apprendre à vivre conformément à sa nécessité interne, de cesser de se référer aux idéaux abstraits et manichéens véhiculés par les notions transcendantes du bien et du mal, et de cultiver la joie en toutes choses et non la tristesse. De là découle une fois encore l'ordre divin de ne pas toucher à l'arbre de la connaissance du bien et du mal, qui en substance, invite l'homme à ne pas avoir une vision conflictuelle de l'existence mais à faire exister joyeusement ce qu'il est.
Il y a autrement dit une opposition profonde au sein de la morale entre ce que l'on pourrait appeler une morale de la morale et une morale du refus de la morale.
Les deux positions ne sont pas irréconciliables : de fait, la vie qui vit le fait en se devant à elle-même. En elle il n'y a pas le devoir ou la vie mais le devoir et la vie. Certes ce point de conformité de la vie avec elle-même est rare, voire unique. Cependant, bien que rare, il est au coeur de la vie comme de la morale : quelque chose de l'ordre de la perfection se cherche dans la morale comme dans la vie, qu'il convient d'aider à se parfaire en rendant la vie plus vivante et la morale plus morale ! Aussi importe t il de penser la morale comme la vie !
Car c'est souvent de l'échec de la vie à être pleinement elle-même que les problèmes de morale se posent : ainsi la vie livrée à elle-même n'est pas la vie. Quand elle n'est pas exigeante vis-à-vis d'elle-même, elle se dissout. Faute de redoubler en elle-même pour s'accrocher à elle-même, elle finit par être faible et pauvre. Un processus de mort s'engage alors. Car qui dit faiblesse, dit faiblesse envers la faiblesse, c'est à dire indulgence, complaisance et lâcheté. Comme l'a en effet montré Nietzsche, la faiblesse qui pardonne tout à la faiblesse ne pardonne rien à la force, dont la seule présence dénonce sa coupable faiblesse. Aussi cherche-t-elle à lui faire honte tout en faisant l'apologie d'une douceur haineuse, bavardant sur l'amour et la non-violence dans le seul but de la discréditer insidieusement.
On comprend donc dans ces conditions que bon nombre de penseurs – des stoïciens à Nietzsche, en passant par Descartes et Kant – aient alloué une valeur fondatrice à la volonté. En effet la vie qui honore la vie veut la vie. Aussi refuse-t-elle le relâchement en faisant effort pour redoubler de vie en elle-même.
On désigne généralement cet effort sous le nom de fibre morale. On entend par là le caractère accrocheur de la vie. Un tel caractère est le tréfonds des individus comme des sociétés. C'est à lui que l'on doit la force d'âme qui, par son courage et sa ténacité, a permis et permet encore de faire triompher les forces de vie face aux pulsions de mort qui parcourent l'histoire humaine.C'est à lui que l'on doit également le côté positif de la mauvaise conscience. Souvent accusée d'être morbide, celle-ci est en réalité l'effet de la vie. Car c'est grâce à elle que nous pensons et que nous progressons. Comme l'a fait remarquer Vladimir Jankelevitch, sans le scrupule de la mauvaise conscience qui sent bien en son for intérieur qu'elle n'a pas donné le tout d'elle-même pour vivre, nous ne serions rien. Nous vivrions dans le relâchement et le cynisme. C'est elle qui nous sauve de la médiocrité comme de la brutalité.
Cependant, Platon, à propos de la maîtrise vis-à-vis du relâchement, a fait remarquer combien celle-ci pouvait être ambiguë. Qui veut se maîtriser risque en effet de se diviser en devenant pour lui-même son propre tyran comme son propre esclave. Aussi importe t il de maîtriser cette maîtrise par la tempérance qui est mesure en tout. Ne pas hypertrophier sa mauvaise conscience sauf à devenir son propre esclave, mais la laisser nous guider et nous dire la vérité, et pour cela être dans un rapport de vérité à soi-même.
A l'opposé, Comme l'a montré Vladimir Jankelevitch, qu'il n'y ait pas une bonne conscience de la mauvaise conscience qui éprouve du plaisir à se savoir morale. Car la complaisance s'installant au coeur de la morale, elle finit par détruire celle-ci de l'intérieur. Au lieu d'être la marque d'une exigence face au relâchement, elle finit par n'être plus que le relâchement masqué derrière la morale. A ce stade, il n'est pas rare de voir surgir le moralisme, qui est cette débauche de morale autosatisfaite faisant la morale. Or la vraie morale ne prêche pas. Elle montre l'exemple au lieu de vouloir en démontrer aux autres. Le moralisme qui prêche n'est pas moral. Dans sa passion de vouloir faire la leçon aux autres, il ne vaut guère mieux que ce qu'il condamne. Quand il n'est pas pire, du fait de sa bonne conscience dans la mauvaise conscience. D'où l'ambiguité de toutes les politiques morales.(Cf. Les scandales croustillants au sein de certains partis conservateurs...)
La morale ne s'impose pas de l'extérieur par la contrainte politique, mais jaillit de l'intérieur par l'engagement responsable. Quand on veut faire une politique de la morale, on aboutit donc forcément à une morale qui n'est pas bien morale comme à une politique qui n'est pas bien politique. La morale comme la politique étant des efforts de la vie sur elle-même, quand on est dans l'effort sur soi, forcément on est et moral et politique. L'inverse n'est pas vrai. Quand on se veut moral ou politique sans effort, on n'est ni l'un ni l'autre. Et les discours n'y feront rien. On aura beau parler de réforme de la morale par la politique ou l'inverse, on ne fera que bavarder pour se masquer la fait que l'on ne fait rien.
Mais la simple morale ne suffit donc pas à la morale : il lui faut un redoublement en elle-même, quelque chose qui la fait vivre : un moteur. Une morale dans la morale laissant entendre la voix d'une générosité afin de lutter contre l'égoïsme toujours prêt à jaillir.
Cette générosité en l'occurence est par exemple parfait celle que l'amour peut faire exister. Car seul celui-ci est en mesure de pouvoir retenir non seulement le relâchement mais la retenue de la maîtrise en vivant, généreusement, dans le débordement sobre d'une vie se devant à elle-même.
La générosité se retrouve égalemnt dans l'innocence, qui est l'aboutissement véritable de la mauvaise conscience. Car ainsi que l'a montré Vladimir Jankelevitch, l'innocence est cette conscience morale qui ne sait point qu'elle est morale et qui, ne le sachant pas, fait exister la morale même dans un moment de grâce, en vivant comme elle fait, dédiée à la vie. L'exemple parfait est ici le personnage de l'Idiot de Dostoïevski.
Enfin cette générosité est celle de la joie dont Spinoza rappelle qu'elle est la morale même. Car seule la joie sait être cette morale qui est morale tout en ne faisant pas la morale.
Amour, innocence, joie – la morale, autrement dit, est la vie même redécouverte par la réflexion, cette vie de la vie sans laquelle celle-ci serait déserte.
Autre point : toutes nos peines, toutes nos angoisses et toutes nos chutes ne sont donc pas vaines. Elles sont la marque d'une vie aimante qui veut nos efforts parce qu'elle nous veut, d'un secret et immense amour. Aussi faut il toujours entre prendre de vivre !
Ce texte est intégralement issu de l'ouvrage de Bertrand Vergely « la Philosophie », dans son chapitre consacré à la morale : il représente la synthèse de la pensée de l'auteur, à laquelle j'ai adhéré complètement dès les premières lectures et que j'ai approfondie ensuite en relisant ce texte.
lundi 7 avril 2008
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Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."
Hölderlin, Hyperion
"Dans tes faux-fuyants,
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"Je suis d'une morale douteuse : je doute de la morale des autres"
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Je suis bourré de condescendances
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