Interview parue dans le Monde du 9 janvier 2008 :
Comment dépeignez-vous le héros de L'Ile, ce moine pas très orthodoxe ?
C'est un emmerdeur. Il appartient à une tradition très ancienne, à laquelle se rattache Dostoïevski, celle des fous de Dieu, des adeptes d'une certaine bouffonnerie religieuse, ayant le don de lire dans le passé et dans le futur. Des gens qui marchaient pieds nus dans la neige, qui s'enchaînaient, se flagellaient et qui étaient respectés par le peuple pour lequel ils représentaient une sorte d'autorité spirituelle.
Sur la place Rouge il y a une cathédrale que l'on voit sur toutes les cartes postales ; elle est vouée à saint Basile, un fou de Dieu qui se promenait nu et jetait des morceaux de viande crue au visage des tsars. Il prenait la liberté de dire la vérité, au risque d'être décapité. Il y a eu aussi des folles, habillées en hommes, avec une fausse barbe.
Tous ces martyrs se vouaient à un grand spectacle au nom de Dieu, en maltraitant leur corps. L'acteur qui joue le rôle du moine appartient à cette tradition. C'est un rocker soviétique qui se défonçait d'une façon autodestructrice. Il s'est converti, et fait encore des shows, de temps en temps, dans les transes.
Votre moine fait-il vraiment des miracles ?
Pas vraiment. Ce qu'il enseigne, un peu à la manière des bouddhistes, c'est la prise de conscience, en créant des situations terre à terre, de petits psychodrames. Pour faire comprendre à son supérieur qu'il est trop attaché à son confort, qu'il est devenu un petit chef, il met de la suie sur la poignée de la porte et lui montre qu'il a peur de se salir les mains. Le miracle est incompatible avec la viequotidienne actuelle. C'est une notion incompréhensible depuis la Renaissance, à cause de l'abandon de la mystique et de l'obsession du rationnel. Il n'y a de miracle qu'à condition de détruire notre style de vie, et de savoir appréhender la mort sans peur.
Le moine est un psychanalyste ?
Un psychiatre fou, si l'on veut. Et quelqu'un de fondamentalement bon. L'Ile repose sur deux idées. La première, c'est que Dieu existe. La seconde, c'est que ce qui fait un homme, c'est sa capacité à assumer la honte, le remords, le repentir. On a tous trahi, on va tous mourir. A partir de là, inutile de chercher des significations cachées dans les "anecdotes" du film. J'ai découvert qu'une histoire simple c'était comme une éponge, qui prend des tas de sens que chacun a le droit d'interpréter à sa guise.
Ce film semble un tournant dans votre carrière...
J'ai toujours eu des relations compliquées avec l'Eglise. Je suis croyant, je vais rarement à l'église, mais je crois que nous ne sommes pas des particules élémentaires. Je suis un homme pudique, qui n'a jamais parlé ouvertement du spirituel, mais dans tous mes films, dès Taxi Blues, il y a ce phénomène de l'âme qui apparaît. Cette idée qu'à un moment, l'homme ressent le besoin de payer pour les crimes des autres. J'ai toujours été étonné, et admiratif, de voir surgir cette force qui pousse l'homme à faire des choses qui lui sont dictées par une voix intérieure, des choses pour les autres, et qui ressemblent à un sacrifice.
Je ne veux pas vivre dans un monde où on ne cherche que son propre intérêt. Jusqu'à présent, j'ai tenté d'apporter un témoignage sur une époque de grands chambardements. Aujourd'hui, j'ai le sentiment que cette période de bouleversements est révolue et que notre société ressent le besoin de méditer sur l'éternité, le péché, la conscience...
Le succès du film en Russie vous donne raison...
L'Ile y est devenu un énorme phénomène de société. A la télévision, le film a fait 48 % d'audience, un record absolu. La Russie est devenue un monde d'une course effrénée pour l'argent et le succès ; on y consomme, de manière triste et frustrée. Les gens y vivent matériellement mieux qu'avant mais ne sont pas plus heureux. Ils ne savent pas s'épanouir dans un univers sans idées, sans morale.
J'ai voulu faire un film à contre-pied de cette idéologie du matérialisme. Hier, nous rêvions de démocratie, d'entraide sociale, de libération des femmes. Aujourd'hui on attend un autre idéal, une nouvelle religion. La Russie ne sait plus où elle va, elle a besoin de spirituel. Ce pays m'évoque la Rome ancienne, où les gens étaient nourris "gratos", repus pour voter, divertis par les jeux du Colisée, avec des gladiateurs traités comme des rock stars. Un monde voué aux plaisirs, et où, dans les catacombes, des esclaves dessinaient des poissons sur les murs.
Quel sera votre prochain film ?
J'ai vu dans mon acteur de L'Ile le visage d'Ivan le Terrible. Je prépare avec lui un film sur ce tsar, pour aborder les thèmes du pouvoir, de la religion, de l'amour du peuple. Même si, déjà, je reçois des lettres qui me traitent de vieux russophobe.
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"Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."
Hölderlin, Hyperion
"Dans tes faux-fuyants,
Les crimes ont été escamotés
Dans un endroit
Où ils peuvent oublier"
Portishead
"Je suis d'une morale douteuse : je doute de la morale des autres"
Marguerite Duras
Je suis bourré de condescendances
Pour mes faiblesses si dures à avaler
Ce qui fait que je flanche
Quand on essaie de m'apprécier
Miossec, le chien mouillé (en silence)
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."
Hölderlin, Hyperion
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Les crimes ont été escamotés
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Où ils peuvent oublier"
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