jeudi 31 janvier 2008

Extraits de Requiem :

Préface

Non, je n'étais pas sous un ciel étranger,
Ni protégée par des ailes étrangères.
J'étais alors avec mon peuple,
Là où mon peuple était, pour son malheur.

1961




Introduction


C'était le temps où ne souriait
Que le mort heureux de goûter la paix
Comme une breloque inutile, Leningrad
Pendait aux murs de ses prisons,
Et le temps où, fous de douleur,
Marchaient déjà des régiments de condamnés,
Et les locomotives leur sifflaient
Le chant bref des adieux.
Les étoiles de la mort se figeaient au ciel,
La Russie innocente se tordait
Sous les bottes sanglantes,
Sous les pneus des noirs « paniers à salade ».


1

Ils t'ont emmené à l'aube*.
Je te suivais, comme on suit la levée du corps.
Dans la chambre obscure les enfants pleuraient.
Devant les icônes le cierge avait fondu.
Sur tes lèvres, le froid d'une médaille.
Je n'oublierai pas la sueur de la mort sur ton front.
Moi, comme les femmes des strelits,
Je hurlerai sous les tours du Kremlin.

Moscou, Koutafia*, 1935

*Il s'agit de l'arrestation en 1935 de N.N.Pounine, le troisième mari d'Akhmatova.
*Nom d'une des tours du Kremlin où Akhmatova s'était rendue pour solliciter la libération de son mari.



2

Le Don paisible coule doucement.
La lune jaune entre dans la maison.

Elle entre, la toque sur l'oreille.
La lune jaune voit une ombre.

Cette femme est malade,
Cette femme est seule,

Son mari dans la tombe et son fils en prison.
Priez pour moi.


1940


3

Non, ce n'est pas moi, c'est une autre qui souffre.
Je n'aurais pu souffrir ainsi.
Tout ce qui s'est passé, qu'un drap noir le recouvre,
Et qu'on emporte les lanternes...
C'est la nuit.



4

Si l'on t'avait prédit, moqueuse,
La préférée de tous tes amis,
Joyeuse pécheresse de Tsarkoïe Selo,
Ce qui t'attendait dans la vie -
Comment, la trois-centième, un colis à la main,
Tu ferais la queue sous les « Croix »*
Et comment, avec tes larmes brûlantes,
Tu fondrais la glace du jour de l'An ...
Là-bas le peuplier de la prison se balance.
Pas un son. Combien de vies innocentes
Agonisent-elles là-bas ?

*Sous les murs d'une prison célèbre à Léningrad.



5

Depuis dix-sept mois je crie,
Je t'appelle à la maison.
Je me jetais aux pieds du bourreau,
O toi, mon fils et mon épouvante* !
Tout s'est embrouillé pour toujours.
Et je ne sais plus maintenant
Qui est la Bête, qui est l'homme.
Et quand viendra l'exécution.
Et seulement des fleurs couvertes de poussière,
et le tintement de l'encensoir, et des traces
Quelque part, vers nulle part.
Et me fixe droit dans les yeux
Et me menace d'un désastre proche
Une étoile énorme.


Août 1939.

*Rappelons que le fils de l'auteur passa près de quatorze ans dans les prisons et les camps de concentration.



7
La sentence

Et le mot de pierre est tombé
Sur ma poitrine encor vivante.
Ce n'est rien, n'étais je pas prête ?
Bien ou mal, je m'en tirerai.

Aujourd'hui j'ai beaucoup à faire :
Il faut que je tue ma mémoire.
Il faut que mon âme soit de pierre.
Il faut apprendre à vivre de nouveau.

Sinon... Le chaud murmure de l'été
Célèbre sa fête à ma fenêtre.
Je pressentais depuis longtemps
Ce jour si pur et ma maison déserte.
Maison sur la Fontanka, 22 juin 1939



8
A la Mort

Puisque tu dois venir ...pourquoi pas maintenant ?
Je t'attends...j'ai tant de peine.
J'ai éteint la lumière et j'ai ouvert ma porte,
A toi, si simple et merveilleuse.
Prends la forme qu'il te plaira,
Fais irruption comme un obus toxique,
Ou, poids en main, viens à pas de loup, comme un bandit habile,
Ou verse-moi le poison de la fièvre typhoïde
Ou, comme en un conte inventé par toi
Et de tous connu jusqu'à la nausée,
Fais moi voir la casquette bleue*
Et le concierge pâle de frayeur.
Tout m'est égal maintenant. L'Ienissei* bouillonne,
L'étoile polaire scintille.
L'ultime épouvante obscurcit
L'éclat bleu des yeux adorés.

Maison sur la Fontanka, 19 août 1939

*La casquette des agents du NKVD
*Fleuve de Sibérie.



9

Déjà la folie, de son aile,
Couvre la moitié de son âme.
Elle m'abreuve de son vin de feu
Et m'attire dans sa noire vallée.

Et, moi, j'ai compris
Que je devais lui céder la victoire,
Prêtant l'oreille à mon délire
Comme si c'était celui d'une autre.

Et la folie ne me permettra pas
De rien emporter avec moi,
Même si je la supplie
Et la fatigue de mon ardente prière :

Ni le regard terrible de mon fils
Souffrance pétrifiée,
Ni le jour où tonna l'orage,
Ni l'heure de visite à la prison,

Ni la douce fraîcheur des mains,
Ni l'ombre frémissante des tilleuls,
Ni le bruit léger et lointain
Des derniers mots de réconfort.

Maison sur la Fontanka, 4 mai



Epilogue

1

J'ai appris comment se flétrissent les visages,
Comment la peur regarde sous les cils baissés,
Comment la souffrance burine sur les joues
Des pages rudes en signes cunéiformes,
Comment les boucles noires et cendrées
Soudain deviennent argentées,
Le sourire se fane sur les lèvres dociles,
Et l'effroi tremble dans un petit rire sec.
Et je ne prie pas pour moi seule,
Mais pour tous ceux qui étaient avec moi là-bas,
Dans un froid de loup et dans un juillet brûlant,
Sous le mur rouge devenu aveugle.


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