Un type de sagesse immanente apparaît lié à la relecture des philosophies antiques.Il s'agit de réfléchir sur la rencontre entre les expériences antique et moderne du monde et aussi de prendre ses distances par rapport à la problématique chrétienne de l'interdit (mais Spinoza l'avait déjà acté).
Cette philosophie antique du souci de soi ne désigne pas un travail spéculatif et théorique, une doctrine abstraite mais bien un « exercice spirituel » destiné à former et forger les âmes : apprendre à vivre notre rapport avec le monde et les choses. Dans les écoles héllénistiques et romaines, la philosophie se donne comme un exercice, une pratique de soi et une sagesse.
Pour information, les Anciens considéraient la sagesse comme un idéal inaccessible qui règle l'action et non comme un état réalisé, et comme le rappelle Pierre Hadot, ils étaient à la recherche d'un exercice toujours fragile et renouvelé tendant à la sagesse.
L'attention à soi-même : précisons. Les Grecs unifiant le Beau et le Bien nous ont fourni un concept central : la kalokagathie, notion mi-esthétique, mi-morale. La kalokagathie désigne une fusion de la beauté et du bien, présidant parfois à la formation de soi-même, en l'absence de la loi et de l'interdit chrétiens. Comme les Grecs et les Romains nous vivons sans interdits et sans lois transcendantes : Comme le dit Michel Foucault : « Il s'agissait [ dans l'Antiquité] de savoir comment gouverner sa propre vie pour lui donner la forme qui soit la plus belle possible (aux yeux des autres, de soi-même et des générations futures pour lesquelles on pourrait servir d'exemple). Voilà ce que j'ai essayé de reconstituer : la formation et le développement d'une pratique de soi qui a pour objectif de se constituer soi-même comme l'ouvrier de la beauté de sa propre vie. »
Ainsi se constituent chez les Grecs des pratiques de soi fécondes en enseignements. Si un certain nombre de sujets refusent dans nos cultures de fonder l'éthique sur la religion et la loi transcendante, peut-être les Grecs peuvent ils leur offrir un modèle susceptible sinon d'être transposé (ce qui serait absurde), tout au moins réfléchi et médité. La Grèce classique, sans être l'âge d'or cher à certains héllénistes, est au moins substance à réflexion et paradigme vivant.
Loin d'un exposé théorique, la sagesse antique pourrait donc nous servir comme modèle d'un art de vivre.
Foucault présente les pratiques de soi qui désignent autant de techniques de soi et d'arts de vivre centrés sur l'accès à soi : il s'agit de prendre soin de soi-même, de transformer notre existence en une sorte de souci de soi permanent, de développer un art de la connaissance de soi, en bref de se convertir à soi-même. Ces lignes extraites du « Souci de soi », décrivent ces travaux sur soi-même, tels qu'ils se pratiquaient dans les deux premiers siècles de notre ère.
« On peut caractériser brièvement la culture de soi par le fait que l'art de l'existence – la techne tou biou ( littéralement, l'art ou l'exercice de la vie) sous ses différentes formes – s'y trouve dominé par le principe qu'il faut « prendre soin de soi-même » ; c'est ce principe du souci de soi qui en fonde la nécessité, en commande le développement et en organise la pratique. Mais il faut préciser : l'idée qu'on doit s'appliquerà soi-même, s'occuper de soi-même est en effet un thème fort ancien de la culture grecque [...]
Or, c'est ce thème du souci de soi, consacré par Socrate, que la philosophie ultérieure a repris et qu'elle a fini par placer au coeur de cet « art de l'existence » qu'elle prétend être. C'est ce thème qui, débordant de son cadre d'origine et se détachant de ses significations philosophiques premières, a acquis progressivement les dimensions et les formes d'une véritable « culture de soi ». Par ce mot, il faut entendre que le principe du souci de soi a acquis une portée assez générale : le précepte qu'il faut s'occuper de soi-même est en tout cas un impératif qui circule parmi nombre de doctrines différentes ; il a pris aussi la forme d'une attitude, d'une manière de se comporter, il a imprégné des façons de vivre ; il s'est développé en procédures, en pratiques et en recettes qu'on réfléchissait, développait, perfectionnait et enseignait ; il a constitué ainsi une pratique sociale, donnant lieu à des relations interindividuelles, à des échanges et communications et parfois même à des institutions ; il a donné lieu enfin à un certain mode de connaissance et à l'élaboration d'un savoir.
Dans le lent développement de l'art de vivre sous le signe du souci de soi, les deux premiers siècles de l'époque impériale peuvent être considérés comme le sommet d'une courbe : une manière d'âge d'or dans la culture de soi, étant entendu bien sûr que ce phénomène ne concerne que les groupes sociaux, très limités en nombre, qui étaient porteurs de culture et pour qui une techne tou biou pouvait avoir un sens et une réalité. [...]
Soigner son âme était un précepte que Zénon avait, dès l'origine, donné à ses disciples et que Musonius, au 1er siècle, répètera dans une sentence citée par Plutarque : « Ceux qui veulent se sauver doivent vivre en se soignant sans cesse. On sait l'ampleur prise chez Sénèque, par le thème de l'application à soi-même. C'est pour se consacrer à celle-ci qu'il faut selon lui renoncer aux autres occupations : ainsi pourrait on se rendre vacant pour soi-même (sibi vacare). Mais cette « vacance » prend la forme d'une activité multiple qui demande qu'on ne perde pas de temps et qu'on ne ménage pas sa peine pour « se faire soi-même », « se transformer soi-même », « revenir à soi ». Se formare, sibi vindicare, se facere, se ad studia revocare, sibi applicare, suum fieri, in se recedere, ad se recurrere, secum morari, Sénèque dispose de tout un vocabulaire pour désigner les formes différentes que doivent prendre le souci de soi et la hâte avec laquelle on cherche à se rejoindre soi-même (ad se properare). Marc-Aurèle, lui-aussi, éprouve une même hâte à s'occuper de lui-même : ni la lecture, ni l'écriture ne doivent le retenir plus longtemps du soin direct qu'il doit prendre de son propre être : « Ne vagabonde plus. Tu n'es plus destiné à relire tes notes, ni les histoires anciennes des Romains et des Grecs, ni les extraits que tu réservais pour tes vieux jours. Hâte-toi donc au but ; dis adieu aux vains espoirs, viens toi en aide si tu te souviens de toi-même [...], tant que c'est encore possible ».
C'est chez Epictète sans doute que se marque la plus haute élaboration philosophique de ce thème. L'être humain est défini, dans les Entretiens, comme l'être qui a été confié au souci de soi. Là réside sa différence fondamentale avec les autres vivants : les animaux trouvent « tout prêt » ce qui leur est nécessaire pour vivre, car la nature a fait en sorte qu'ils puissent être à notre disposition sans qu'ils aient à s'occuper d'eux-mêmes, et sans que nous ayons nous, à nous occuper d'eux. L'homme, en revanche, doit veiller à lui-même : non point cependant par suite de quelque défaut qui le mettrait dans une situation de manque et le rendrait de ce point de vue inférieur aux animaux ; mais parce que le dieu a tenu à ce qu'il puisse faire librement usage de lui-même ; et c'est à cette fin qu'il l'a doté de la raison ; celle-ci n'est pas à comprendre comme substitut aux facultés naturelles absentes ; elle est au contraire la faculté qui permet de se servir, quand il faut et comme il faut, des auters facultés ; elle est même cette faculté absolument singulière qui est capable de se servir d'elle-même : car elle est capable de « se prendre elle-même ainsi que tout le reste pour objet d'étude ». En couronnant par cette raison tout ce qui nous est déjà donné par la nature, Zeus nous a donné la possibilité et le devoir de nous occuper de nous-mêmes. C'est dans la mesure où il est libre et raisonnable – et libre d'être raisonnable – que l'homme est dans la nature l'être qui a été commis au souci de lui-même. Le dieu ne nous a pas façonnés comme Phidias son Athéna de marbre, qui tend pour toujours la main où s'est posée la victoire immobile aux ailes déployées. Zeus « non seulement t'a créé, mais il t'a de plus confié et livré à toi seul ». Le Souci de soi pour Epictète est un privilège-devoir, un don-obligation qui nous assure la liberté en nous astreignant à nous prendre nous mêmes comme objet de toute notre application. »
Cette tentative de fonder notre vie pour atteindre le bonheur sans réflexion transcendante est intéressante : elle se fonde sur ce que certains pourrait appeler un égoïsme de soi encore que le premier rapport à l'autre commence par le souci apporté à soi-même, marque de respect envers l'autre. Il en reste qu'on peut préférer des attitudes de vie plus expressément centrées sur autrui et son bonheur, et qui comportent une partie transcendante. Typiquement Lévinas et son éthique du visage qui voit en l'autre la marque de notre affect et de ce que nous pouvons fournir de meilleur, et voit dans le visage de l'autre et l'imprévisibilité de ses actions à respecter la transcendance de l'autre qui en nous opposant son « pour soi » nous invite à respecter et à vouloir pour autrui ..Une transcendance qui est l'autre, son altérité, le fait qu'il réfléchisse pour soi et ses buts et nous oblige à les prendre en compte, ce qui doit fonder nos morale et bonheur.. soit une transcendance qui n'est pas directement divine mais directement tournée vers l'autre. Mais ceci fera l'objet d'un autre article ...
Cet article est directement emprunté à l'ouvrage de J.Russ, "La marche des idées contemporaines" dans son chapitre "Ethique et Politique".
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"Le bien suprême était là, dans le cercle des choses et de la nature humaine.
Je ne demande plus où il est : il fut dans le monde, il y peut revenir, il n'y est maintenant qu'un peu plus caché. Je ne demande plus ce qu'il est : je l'ai vu et je l'ai connu."
Hölderlin, Hyperion
"Dans tes faux-fuyants,
Les crimes ont été escamotés
Dans un endroit
Où ils peuvent oublier"
Portishead
"Je suis d'une morale douteuse : je doute de la morale des autres"
Marguerite Duras
Je suis bourré de condescendances
Pour mes faiblesses si dures à avaler
Ce qui fait que je flanche
Quand on essaie de m'apprécier
Miossec, le chien mouillé (en silence)
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