samedi 8 mars 2008

Saint-Just

Le manuscrit « De la nature, de l'état civil, de la cité ou les régles de l'indépendance du gouvernement » est un texte fondamental : il s'agit de la première expression inachevée des principes de philosophie politique de Saint-Just. Cet écrit relance l'énigme de Saint-Just qui transparaît au-delà du mythe. La volonté de fonder en vérité l'action révolutionnaire exige de prendre en charge une dimension de Saint-Just souvent tenue dans l'ombre, celle de théoricien.

Peut-on désormais maintenir l'interprétation classique de Saint-Just comme l'incarnation de la contradiction entre la théorie et l'action révolutionnaire ? Notre tâche ne serait elle pas plutôt de penser la continuité entre la théorie et l'action de Saint-Just ? Jusqu'à quel point l'échec jacobin, avoué par Saint-Just dans la formule : « La Révolution est glacée ... » peut il être interprété en regard des insuffisances de sa théorie, de ses points aveugles ?

Saint-Just entend l'état de nature au sens courant de la théorie politique de son siècle, l'état dans lequel se trouvent les hommes avant l'institution du gouvernement civil. Or il décrit cet état comme immédiatement social car la société, donnée naturelle, phénomène fondamental et historiquement premier, a précédé l'individu, et non le contraire. L'individu n'est apparu qu'au cours d'un processus de désintégration du corps social. L'homme naît pour une société permanente.

En outre, d'homme à homme, tout est identité. L'identité, support affectif et psychologique de la vie sociale, tient une place fondamentale dans la pensée politique de Saint-Just.

Saint-Just décrit l'état social comme l'alliance harmonieuse de la vie en société et de l'indépendance. Saint-Just écrit : « Tout ce qui respire est indépendant de son espèce, et vit en société dans son espèce ». L'identité d'origine et son corollaire l'égalité permettent d'éliminer de la vie sociale tout phénomène de domination ayant sa cause dans une différence de puissance. Il faut veiller soigneusement à les maintenir afin de préserver l'harmonie de l'état social. Car toute inégalité, de quelque nature qu'elle soit ruinerait l'identité originelle et introduirait dans la société une hétérogénéité qui serait un facteur certain de dissolution et scinderait la société en autant de groupes distincts et ennemis. Avec comme conséquence, à l'opposé de l'état social originel harmonieux la naissance de l'état sauvage ou état politique. En effet l'état social disparaît car l'apparition de la différence engendre les rivalités ainsi que la volonté de domination.

Découle une idée fondamentale : la force, nous dirions la contrainte est à proscrire car elle est destructrice de l'unité sociale. Dès que l'on substitue à un rapport d'identité et d'égalité un rapport de contrainte ou de domination, on laisse apparaître un couple maître-esclave. L'état politique sert à désigner tout rapport fondé sur la force, l'inégalité et la contrainte. Et Saint-Just assimile sans aucune réserve la vie dite civilisée à une vie sauvage.

Saint-Just comme le mouvement révolutionnaire jacobin est donc animé d'un souffle pour un retour vers un état naturel pré-politique.

Alors que le législateur jacobin cherche à former des institutions républicaines, l'orientation vers la nature rend ces mêmes jacobins pourtant suspicieux à l'égard de toute institution : « obéir aux lois, cela n'est pas clair » écrit Saint-Just.

La contradiction, le paradoxe qui se dessine, c'est qu'alors que Saint-Just part d'un projet de restauration de la cité sur des assises naturelles, il ne peut faire l'économie d'un acte de fondation, fondation d'un nouveau régime, la République pour mettre fin à la Royauté.

Et c'est là qu'intervient la notion d'héroïsme, indissociable de l'histoire de la Révolution française. L'héroïsme est une dimension constitutive de la Révolution, la qualité qui va permettre de faire ce qui n'avait pas été fait jusqu'ici. Et Saint-Just occupe une place prééminente au titre de l'héroïsme.

L'héroïsme est le champ magnétique dela Révolution. Faute de reconnaître l'existence de ce « soleil central », on s'expose à ne pouvoir ni comprendre ni penser l'évènement révolutionnaire tel qu'il a été vécu par les contemporains. Michelet possédait l'intelligence politique de la Révolution et à ce titre considérait l'héroïsme qui permettait de faire advenir ce nouveau régime.

Mieux que personne il sut découvrir au sein de la Révolution une logique de l'héroïsme à l'oeuvre, comme force active et autonome.

Dans un rôle de Brutus moderne, régicide auréolé de sa jeunesse et de son nom, Saint-Just est soudain apparu, s'est révélé sur la scène publique, a, dans le procès du roi, connu l'expérience héroïque par excellence.

C'est pourquoi Michelet comprenant cela insiste sur l'ébranlement sans retour que provoqua lors du jugement du roi l'intervention de Saint-Just. « Ce discours eut sur le procès un effet énorme... Jeune ou non, exagéré ou non, il avait eu cette puissance de donner le ton pour tout le procès. Il détermina le diapason ; on continua de chanter au ton de Saint-Just ». « Qui allait porter le glaive ... Il fallait un homme tout neuf, qu'aucun précédent de philantropie ne pût entraver... »

La fondation du nouveau régime ne peut passer que par la mort du Roi : « Les mêmes hommes qui vont juger Louis ont une république à fonder : ceux qui attachent quelque importance au juste châtiment d'un roi ne fonderont jamais une république ... Pour moi, je ne vois point de milieu : cet homme doit régner ou mourir ...l'esprit avec lequel on jugera le roi sera le même que celui avec lequel on établira la République. ». Ou encore « la révolution commence quand le tyran finit ».

Mais ce commencement de la République qui se veut un retour originel est simultanément une fondation donc un appel à l'inconnu, à l'imprévisible désormais. Saint-Just lui-même n'a pas manqué de comparer l'évènement révolutionnaire à celui de la naissance : « Nous avons opposé le glaive au glaive, et la liberté est fondée ; elle est sortie du sein des orages ; cette origine lui est commune avec le monde sorti du chaos et avec l'homme qui pleure en naissant... Tout commence donc sous le ciel ».

La Révolution ne quitterait elle pas les rivages rassurants d'un retour à un ordre antérieur, naturel pour aborder les tempêtes de la liberté, pour s'engager dans l'inconnu d'une nouvelle expérience de la liberté, comme liberté de faire le bien et le mal. Bref le passage d'une Révolution restauration à une Révolution abîme. Saint-Just s'en rend bien compte car en même temps qu'il cherche le point où la Révolution doit s'arrêter « à la perfection du bonheur et de la liberté publique par les lois » dit son inquiétude devant l'identité désormais problématique de la Révolution, devant le mouvement vertigineux de la liberté : « On parle de la hauteur de la Révolution, qui la fixera cette hauteur ? Elle est mobile ».

Il prend conscience qu'il ne peut plus être fait comme avant, car face à cette béance ouverte par le régicide, l'héroïsme introduit un espace sans modèles, traditions : Saint-Just doit faire face à la disparition de toute règle et de tout modèle, avec la fin du roi et de la tradition. Il va falloir faire du neuf et l'héroïsme prend une seconde dimension batisseuse d'un nouveau régime après avoir été négative. L'héroïsme prend une autre dimension pour répondre au vide :

Saint-Just annonce le 25 avril 1794 : « N'en doutez pas, tout ce qui existe autour de nous doit changer et finir, parce que tout ce qui existe autour de nous est injuste ; la victoire et la liberté couviront le monde. Ne méprisez rien mais n'imitez rien de ce qui est passé avant nous ; l'héroïsme n'a point de modèles. C'est ainsi je le répète que vous fonderez un puissant empire, avec l'audace du génie et la puissance de la justice et de la vérité ».

Au tranchant de la parole régicide, succède un autre héroïsme : celui de l'exemplarité révolutionnaire. Lorsque le sol de la nature se dérobe, exposé au vide, le héros se transforme en impossible modèle. Privé de la nature, comment déterminer la limite entre la liberté et la licence : grâce à l'exemple du modèle révolutionnaire.Comment redonner corps à la société qui n'a plus les anciens critères abolis par la Révolution, sinon en offrant le corps du héros révolutionnaire comme modèle sacré à suivre. Mais ce modèle va être nocif à la Liberté : c'est remplacer une incarnation par une autre.

C'est pourquoi Camille Desmoulins qui aimait à rire des Dieux et des idoles disait de Saint-Just qu'il portait sa tête comme un « saint-sacrement ». Et Lucile Desmoulins à la mort de Danton s'écriera : Vive le Roi en signe d'une liberté perdue face à cette politique de la vertu révolutionnaire qu'était la Terreur. Car il n'y a pas de politique morale qui ne soit en même temps une dictature.

Cette maladie de l'Incarnation qui était dans la Terreur révolutionnaire : rappelons nous à cet effet les dernières lignes de la Préface de Michelet en 1869 intitulée le Tyran : « Heureusement le temps avance. Nous sommes un peu moins imbéciles. La manie des incarnations, inculquée soigneusement par l'éducation chrétienne, le messianisme, passe. Nous comprenons à la longue l'avis qu'Anacharsis Clootz (un allemand naturalisé français selon les principes de la Révolution française, car il en partageait les idées) nous a laissé en mourant : « France, guéris des individus ».

Voici expliquée la fascination qu'exerce sur moi le personnage de Saint-Just, celui qui a fait basculer la Révolution française à un moment décisif.

Article plus qu'emprunté car très peu modifié de Miguel Abensour « Sant-Just » dans le « Dictionnaire philosophique des idées politiques ».


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