lundi 3 mars 2008

Ecrire - Extraits - Duras

Je crois que c'est çà que je reproche aux livres en général, c'est qu'ils ne sont pas libres. On le voit à travers l'écriture : ils sont fabriqués, ils sont organisés, réglementés, conformes on dirait. Une fonction de révision que l'écrivain a très souvent envers lui-même. L'écrivain, alors il devient son propre flic. J'entends par là la recherche de la bonne forme, c'est à dire de la forme la plus courante, la plus claire et la plus inoffensive. Il ya encore des générations mortes qui font des livres pudibonds. Même des jeunes : des livres « charmants », sans prolongement aucun, sans nuit. Sans silence. Autrement dit : sans véritable auteur. Des livres de jour, de passe-temps, de voyage. Mais pas des livres qui s'incrustent dans la pensée et qui disent le deuil noir de toute vie, le lieu commun de toute pensée.

Je ne sais pas ce que c'est qu'un livre. Personne ne le sait. Mais on sait quand il y en a un. Et quand il n'y a rien, on le sait comme on sait qu'on est, pas encore mort.

Chaque livre comme chaque écrivain a un passage difficile, incontournable. Et il doit prendre la décision de laisser cette erreur dans le livre pour qu'il reste un vrai livre, pas menti. La solitude je ne sais pas encore ce qu'elle devient après. Je ne peux pas encore en parler. Ce que je crois c'est que cette solitude, elle devient banale, à la longue elle devient vulgaire, et que c'est heureux.

Quand j'ai parlé pour la première fois de cet amour entre Anne-Marie Stretter, l'ambassadrice de France à Lahore, et le vice-consul, j'ai eu le sentiment d'avoir détruit le livre, de l'avoir sorti de l'attente. Mais non, non seulement çà a tenu, mais çà a été le contraire. Il y a aussi les erreurs des auteurs, des choses comme çà qui sont en fait des chances. C'est très enthousiasmant les erreurs réussies, magnifiques, et même les autres, celles faciles comme relevant de l'enfance, c'est souvent merveilleux.

Les livres des autres, je les trouve souvent « propres », mais souvent comme relevant d'un classicisme sans risque aucun. Fatal serait le mot sans doute. Je ne sais pas.

Les grandes lectures de ma vie, celles de moi seule, c'est celles écrites par des hommes. C'est Michelet. Michelet et encore Michelet, jusqu'aux larmes. Les textes politiques aussi, mais déjà moins. C'est Saint-Just, Stendhal, et bizarrement ce n'est pas Balzac. Le Texte des textes, c'est l'Ancien Testament.

[...]

Certains écrivains sont épouvantés. Ils ont peur d'écrire. Ce qui a joué dans mon cas, c'est peut-être que je n'ai jamais eu peur de cette peur-là. J'ai fait des livres incompréhensibles et ils ont été lus. Il y en a un que j'ai lu récemment, que je n'avais pas relu depuis trente ans, et que je trouve magnifique. Il a pour titre : « La Vie tranquille ». De celui-là j'avais tout oublié sauf la dernière phrase : « Personne n'avait vu l'homme se noyer que moi. » C'est un livre fait d'une traite, dans la logique banale et très sombre d'un meurtre. Dans ce livre-là on peut aller plus loin que le livre lui-même, que le meurtre du livre. On va on ne sait pas où, vers l'adoration de la soeur sans doute, l'histoire d'amour de la soeur et du frère, encore, oui, celle pour l'éternité d'un amour éblouissant, inconsidéré, puni.

[...]

Et je voudrais aussi m'adresser à la droite et l'insulter de toute ma colère. L'insulte, c'est aussi fort que l'écriture. C'est une écriture mais adressée. J'ai insulté des gens dans mes articles et c'est aussi assouvissant qu'écrire un beau poème.

[...]

Moi je ressemble à tout le monde. Je crois que jamais personne ne s'est retourné sur moi dans la rue. Je suis la banalité. Le triomphe de la banalité. Comme cette vieille dame du livre : Le Camion.

A vivre comme çà, comme je vous dis que je vivais, dans cette solitude, à la longue il y a des risques qu'on encourt. C'est inévitable. Dès que l'être humain est seul il bascule dans la déraison. Je le crois : je crois que la personne livrée à elle seule est déjà atteinte de folie parce que rien ne l'arrête dans le surgissement d'un délire personnel.

On n'est jamais seul. On n'est jamais seul physiquement. Nulle part. On est toujours quelque part. On entend les bruits dans la cuisine, ceux de la télé, ou de la radio, dans les appartements proches, et dans tout l'immeuble. Surtout quand on n'a jamais demandé le silence comme je l'ai toujours fait.


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