mardi 19 août 2008

Une Algérie des années trente (1)

Puisque l'ethnologie a plus de succès que l'ésotérisme, Ha Ha Ha !!!, continuons le récit de notre jeune « Aurésienne » !

L'ethnologue qui aborde un territoire inconnu doit toujours se présenter aux autorités politiques du lieu en observant un ordre décroissant : le soleil d'abord (en l'occurrence le gouverneur général), ensuite les planètes (un bon nombre de hauts fonctionnaires et le préfet) puis les satellites des dites planètes.

De ces diverses visites j'ai gardé le souvenir de réceptions où la bienveillance ironique n'était pas marchandée aux visiteurs – un peu plus bienveillante et un peu plus ironique lorsque c'étaient des visiteuses.

D'abord plusieurs hauts fonctionnaires vous accordaient successivement vingt minutes dans des bureaux à trois fenêtres. Pourquoi trois fenêtres dans tous ces bureaux directoriaux ? Le nombre de fenêtres de chaque bureau correspondait à une hiérarchie civile aussi sourcilleusement observée dans la haute administration algérienne que le nombre de galons dans les casernes. Aujourd'hui dans l'Algérie indépendante gageons que les fenêtres éclairent toujours par trois car les empires passent et les gouvernements et les hommes mais les fenêtres restent et avec elles les hiérarchies ...

Après Alger on se présentait au préfet de Constantine puis au sous-préfet de Batna et enfin au vice-roi de la commune-mixte de l'Aurès c'est à dire d'une immense province. A partir de Constantine, visiteurs et visiteuses étaient invités à dîner.

Batna était une des plus consternantes fabrications urbaines françaises : un hôtel et trois ou quatre petits commerces que tenaient des pieds-noirs, expression non entendue à cette époque pas plus d'ailleurs que celles de bougnoul ou bicot, ce qui ne prouve rien sinon que ces appellations n'étaient en tout cas pas usuelles.

Les propriétaires de ces magasins, Français nés en Algérie, hommes âgés ravitaillaient depuis de longues années les chefs des grandes familles « indigènes » de la région, ils en parlaient donc avec grande considération et les servaient avec empressement. Leurs fils en revanche et les nouveaux venus alignaient des jugements peu amènes tandis que chez leurs petit-fils du moins dans les premiers mois de la guerre d'Algérie j'ai souvent constaté une répartition inverse des sentiments : des jeunes Français nés en Algérie qui fraternisaient avec leurs copains musulmans tandis que dans la génération des pères on s'ignorait avec affectation.

A Alger puis Constantine puis à Batna on nous avait recommandé de ne pas nous écarter du centre administratif d'Arris ou à la rigueur et pour un bref séjour du grand bordj de pierre de Menaâ.

Tous les autres territoires aurésiens sans gendarme sans colon sans route étaient considérés par eux comme impropres à la vie, aptes à nourrir microbes et accessoirement une population accordée de façon native à cet étonnant compagnonnage. Population elle même peu recommandable d'après les on-dit mais aussi les statistiques de morts violentes.

Entre Batna et Arris une route pittoresque et bien entretenue permettait chaque jour à un autocar (stationné à Arris et connu sous le nom d' « autocar de Bébert » de faire l'aller retour Arris-Batna dans la journée).

En 1954, cet autocar joua un rôle dans le déclenchement de la guerre d'Algérie car la famille Benboulaïd ayant tenté de créer une ligne concurrente en fut empêchée par l'administration et jura vengeance ...)

Arris était la capitale de l'Aurès et l'Aurès était une province qui nourrissait en 1931 57623 habitants soit environ 14 000 familles dites indigènes et une trentaine de familles dites françaises.

Sous Napoléon 3, le territoire aurésien avait été découpé en treize circonscriptions destinées à devenir des communes et calibrées de telle sorte qu'elles devaient pouvoir s'administrer elles-mêmes.

Plus tard la République imagina très malencontreusement installer des colons venus d'Europe dan les meilleures vallées très peuplées de l'Aurès. L'entreprise échoua mais non sans quelques assassinats préalables. A la suite de ces mécomptes, l'étiquette étrange de commune-mixte fut donnée à l'immense province aurésienne. Quant aux treize futures communes indigènes, jamais nées, jamais indépendantes, jamais libres, elles devinrent des douars et furent autocratiquement gérés par des caïds.

A l'intérieur de ces douars existaient antérieurement d'autres unités que les Français appelaient tribus mais que les personnes indigènes nommaient 'arch, terme arabe qui signifie le peuple.

Ce arch se divisait en fractions dites ferqa n arable. Chaque 'arch et certaines fractions dissidentes adhéraient à des sortes de ligues que les gens de langue française, de langue arabe et de langue berbère appelaient çoff.

Dans l'Aurès et même bien au-delà, deux ligues étaient en place et quand je fis leur connaissance elles se répartissaient à travers le pays à peu près comme en France notre Droite et notre Gauche c'est à dire de façon à se neutraliser.

Les trente familles françaises se répartissaient en quatre fois plus de fonctionnaires que de colons. Malheureusement les fonctionnaires presque exclusivement recrutés parmi les colons partageaient trop souvent leur parti pris et cela joua un rôle en 1945 dans les sinistres massacres de Sétif, donc dans la naissance neuf ans plus tard de la guerre d'Algérie.

En 1934, les six familles de colons vivaient très pauvrement à Foum-Toub ; les autres, celles des fonctionnaires se cantonnaient principalement à Arris qui avec ses 13 foyers coloniaux détenait le gros de la minorité dominante.

A Arris on voyait d'abord l'administrateur principal et sa famille car en ces temps là un administrateur principal avait les pouvoirs d'un duc du XIV ème siècle, tempérés seulement par trois ans d'éducation administrative. Régnant sans parlement, avec un supérieur hiérarchique qui était à la fois assez lointain et un ancien collègue, en l'occurence le sous-préfet de Batna, tout dépendait de sa bonne ou moins bonne nature.

Dans le corps préfectoral on considérait que le temps du sous-préfet était le temps des circulaires et des soucis tandis que celui d'administrateur adjoint celui de toutes les corvées. Entre ces deux mues de la profession s'intercalait une phase royale, celle d'administrateur principal. Les bons sujets rêvaient du bien qu'ils feraient alors (et qu'ils firent) mais les paresseux et les autoritaires ne rêvaient pas moins et agirent aussi.

Cet heureux fonctionnaire habitait un petit palais qu'on appelait le Bordj au coeur d'une région belle où tout sauf la pluie dépendait de son bon vouloir, du moins à l'époque dont il est ici pour l'instant question.

Immédiatement sous ses ordres deux adjoints puis le secrétaire de la commune mixte. Ensuite en vrac: un instituteur, un architecte, deux institutrices, un médecin, une infirmière, une postière, six gendarmes (dont quatre Européens).

En 1934 tout ce monde était marié mais comme une des institutrices était la femme de l'architecte, il restait quatre épouses désoeuvrées à part celles des gendarmes que je n'ai jamais vues. Les maisons occupées par ces neuf familles étaient comme la poste ou la gendarmerie construites en belles pierres blanches taillées et appartenaient à la commune-mixte qui les louait à la nomenklatura française.

Outre le bordj, les huit villas les sept batiments publics et le car de Bébert on pouvait admirer à Arris trois autos : celles de l'administrateur principal, du médecin et de l'architecte.

Et 57 623 chaouiäs qui en 1927 avaient célébré 1 454 naissances et on en dénombra neuf ans plus tard en 1936 2 691. C'est dire que leur natalité avait presque doublé en moins de 10 ans.

Trois fonctionnaires seulement résidaient hors d'Arris : à Menaâ, un ménage d'instituteurs et à Tkout un garde forestier corse et célibataire. J'ai connu ce dernier l'année de sa retraite et son poste resta vacant ensuite jusqu'en 1939 non sans raison.

Il convient en effet de savoir que les natifs de Tkout ne pouvaient pas vivre sans leurs chêvres et que les chêvers n'avaient rien à brouter en dehors d'une forêt interdite par la sagesse française et par le garde en question dont c'était d'ailleurs l'unique raison d'être.

Les Grands-Vieux de Tkout (le mot berbère qui signifie Vieux a également le sens de Grand, important, puissant) hommes pondérés admettaient que le garde leur fasse un nombre « raisonnable » de procès, puisqu'il n'était là que pour cela. Mais il ne devait pas outrepasser un chiffre idéal, non précisé. Sous peine de mort.

Il ne l'outrepassa point, et ainsi se tira vivant de ses délicates fonctions mais dans le reste de l'Algérie tous ses collègues n'eurent pas sa chance. Ou sa sagesse. Ou son expérience insulaire. Car dans l'île de Corse comme dans l'Aurès on paie en sang les mauvaises manières et de ce fait on y apprend tout petit à bien regarder où l'on met les pieds).

Les quelques personnes qui vivaient dans la province aurésienne sans appartenir à la catégorie indigène, colon ou fonctionnaire se comptaient sur les doigts d'une seule main.

Tout d'abord l'indispensable Bébert, poumon du village-capitale ou du moins de son élément féminin désoeuvré – rappelons à leur sujet que le minuscule village européen d'Arris ne comprenait ni épicier, ni boulanger, ni boucher ni aucun commerce et qu'en ces temps lointains la télévision n'existait pas.

[...]

A Arris, le petit clan français maintenait ses hiérarchies avec une rigueur de brahmanes : les fonctionnaires ignoraient les colons et ne se fréquentaient que dans leur catégorie – les trois administrateurs entre eux, les instituteurs entre eux, les gendarmes entre eux ... Seuls le médecin et l'infirmière-visiteuse connaissaient toutes les salles à manger où l'on parlait notre langue.

Six gendarmes pour une province

En 1934 l'Aurès immense massif montagneux sans route comptait nous l'avons vu 57 623 natifs lesquels considéraient unanimement que la virilité commençait avec la possession d'une arme à feu. On comprendra en lisant la suite de cette étude que l'exigence n'était aucunement platonique.

Pour assurer l'ordre dans la région en question l'Etat français disposait d'une brigade de gendarmerie autrement dit de six gendarmes tous logés en famille à Arris. L'ordre était maintenu car s'il en était besoin, les gendarmes pouvaient se déplacer deux par deux et à cheval. Ainsi en six ans je les ai rencontrés une fois à Médina mais jamais dans l'Ahmar Khaddou.

Il est vrai que malgré les méchants commérages repris en choeur par les gens informés, l'Aurès comptait très peu de voleurs et, lorsqu'une plainte pour vol parvenait jusqu'à la brigade, il y avait de fortes chances pourqu'il s'agisse d'un vol suspect, je veux dire « suspect de ne pas être un vol ». Le vol réel était rare et les Grands-Vieux n'avaient alors besoin de personne pour le sanctionner. Un vol déclaré à la gendarmerie avait donc la chance d'être un simulacre de vol, et la plainte pour vol un simulacre de plainte, l'une et l'autre dissimulant des avertissements réciproques que s'adressaient deux familles en situation de « guerre froide » (c'est à dire entretenant entre elles une hostilité dont on ne souhaitait pas donner le motif).

La fausse plainte pour faux vol parvenait alors à la gendarmerie tandis que s'amorçaient des négociations de longue haleine par tiers neutres interposés. Si les négociations longues et secrètes finissaient toutefois par aboutir, la famille lésée déplaçait un représentant pour aller retirer sa plainte à la gendarmerie d'Arris. Dans le cas contraire, le vol était suivi d'une escalade d'offenses qui aboutissaient normalement à un ou plusieurs meurtres.

Car des meurtres il y en avait. Et beaucoup. Mais donner aucun travail aux représentants de l'ordre parce que, dès leur crime commis, les assassins protégés par leurs cousins se précipitaient à la gendarmerie pour avouer leur forfait et exiger une arrestation immédiate. Ensuite, les aveux ayant été dument enregistrés et signés, le prévenu se mettait à biner et à arroser les légumes du jardin communal en attendant son procès, tandis que notre système judiciaire se mettait en route.

Sur une autre voie, un autre système s'ébranlait aussi. A l'intersection des deux systèmes, les six gendarmes remplissaient une fonction que tout le pays chaouïa appréciait : protéger la vie des assassins en attendant que le système occulte ait négocié la paix – la paix, objet des voeux de toutes les sociétés humaines (avec éventuellement la guerre comme moyen indirect d'y parvenir).

Le système parallèle aurait pu prendre pour devise « les ennemis de nos ennemis sont nos amis » car suivant scrupuleusement ce précepte, les habitants des montagnes maghrébines avaient mis au point un mécanisme qui permettait à chaque petit 'arch autonome de placer ses deux ou trois voisins immédiats entre deux agresseurs menaçants. L'ensemble s'ajustait à peu près comme les cases noires et blanches du jeu de dames : tous les carrés noirs solidaires entre eux et adversaires fondamentaux des carrés blancs.

Cette mécanique appelée çoff avait une raison d'être et nous la retrouvons sous différentes formes sur tout le pourtour méditerranéen, en particulier en Corse, en Grèce, en Sicile (où je la crois à l'origine de la mafia).

Il y a soixante ans elle fonctionnait encore suffisamment dans l'Aurès et en Kabylie pour donner des soucis (petits) aux membres locaux du corps préfectoral. En revanche, elle pouvait encore apparaître comme un véritable os à moelle pour l'ethnologue en mal de thèse.


2 commentaires:

mt a dit…

ouahhhhhh ! il faut suivre !
fais moins long ou alors il est grand temps que je me mette en vacances !
je vais voir mon boss demain pour lui en parler....

mt a dit…

et puis, il va falloir mettre ton horloge à l'heure !
il est 21h15 et non 12h11 !
ça va bientôt être l'élève qui va donner des leçons à son professeur !!
c'est quoi çà ! Hi! Hi! Hi!

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