vendredi 8 février 2008

Préface d'Albert Camus à la Maison du Peuple de Louis Guilloux

Presque tous les écrivains français qui prétendent aujourd'hui parler au nom du prolétariat sont nés de parents aisés ou fortunés. Ce n'est pas une tare, il y a du hasard dans la naissance, et je ne trouve cela ni bien ni mal. Je me borne à signaler au sociologue une anomalie et un objet d'études. On peut d'ailleurs essayer d'expliquer ce paradoxe en soutenant, avec un sage de mes amis, que parler de ce qu'on ignore finit par vous l'apprendre.

Il reste qu'on peut avoir ses préférences. Et, pour moi, j'ai toujours préféré qu'on témoignât, si j'ose dire, après avoir été égorgé. La pauvreté, par exemple, laisse à ceux qui l'ont vécue une intolérance qui supporte mal qu'on parle d'un certain dénuement autrement qu'en connaissance de cause. Dans les périodiques et les livres rédigés par les spécialistes du progrès, on traite souvent du prolétariat comme d'une tribu aux étranges coutumes et on en parle alors d'une manière qui donnerait aux prolétaires la nausée si seulement ils avaient le temps de lire les spécialistes pour s'informer de la bonne marche du progrès. De la flatterie dégoûtante au mépris ingénu, il est difficile de savoir ce qui, dans ces homélies, est le plus insultant. Ne peut-on vraiment se priver d'utiliser et de dégrader ce qu'on prétend vouloir défendre ? Faut-il que la misère toujours soit volée deux fois ? Je ne le pense pas. Quelques hommes au moins, avec Vallès et Dabit, ont su trouver le seul langage qui convenait. Voilà pourquoi j'admire et j'aime l'oeuvre de Louis Guilloux, qui ne flatte ni ne méprise le peuple dont il parle et qui lui restitue la seule grandeur qu'on ne puisse lui arracher, celle de la vérité.

Ce grand écrivain, parce qu'il a fait ses classes à l'école de la nécessité, a appris à juger sans embarras de ce qu'est un homme. Il y a gagné du même coup une sorte de pudeur qui semble mal partagée dans le monde où nous vivons et qui l'empêchera toujours d'accepter que la misère d'autrui puisse être un marchepied, ni qu'elle puisse offrir un sujet de pittoresque pour lequel seul l'artiste n'aurait pas à payer. D.H.Lawrence rapportait souvent à sa naissance dans une famille de mineurs ce qu'il y avait de meilleur en lui-même et dans son oeuvre. Mais Lawrence et ceux qui lui ressemblent savent que, si l'on peut prêter une grandeur à la pauvreté, l'asservissement qui l'accompagne presque toujours ne se justifiera jamais. Par dessus eux-mêmes, leursoeuvres portent condamnation, et les livres de Guilloux ne se soustraient pas à ce grand devoir. De La Maison du Peuple, son premier livre au Pain des rêves et au Jeu de Patience, ils témoignent tous d'une fidélité. L'enfance pauvre, avec ses rêves et ses révoltes, lui a fourni l'inspiration et son premier et de ses derniers livres. Rien n'est plus dangereux qu'un tel sujet qui prête au réalisme facile et à la sentimentalité. Mais la grandeur d'un artiste se mesure aux tentations qu'il a vaincues. Et Guilloux, qui n'idéalise rien, qui peint toujours avec les couleurs les plus justes et les moins crues, sans jamais rechercher l'amertume pour elle-même, a su donner au style les pudeurs de son sujet.

Extrait de la Préface d'Albert Camus à la Maison du Peuple de Louis Guilloux, dans l'édition « les cahiers rouges ».


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